A l'ombre
de la lune


ou

Un souvenir du futur


Frédéric Jeorge

Ecrit dans la soirée du 6 octobre 2001


Disclaimer
Le concept des Immortels appartient à Widen / Rysher / Panzer / Davis.
Je ne cherche pas à leur nuire, cette histoire n’existe que pour le plaisir.


Remerciements
Ma Môman pour la relecture et les corrections, vous pour ne pas oublier le feed-back.




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       Le rêve est revenu le hanter, une fois de plus. Comme presque toutes les nuits de tempête depuis plus de trois cents ans. Le même cauchemar terrible et insidieux, d’autant plus cruel qu’il ne fait que lui rappeler les faits. La réalité d’une mort injuste. Le poids d’une culpabilité. Il revoit chaque détail du duel avec son ennemi juré, chaque coup passe sans cesse devant ses yeux, chaque parade résonne sans trêve dans ses oreilles, chaque enchaînement jusqu’au moment crucial où – enfin ! – sa lame d’acier plonge dans le ventre de l’être immonde qui l’a tant tourmenté. Autour d’eux, la tempête fait rage, la pluie semble le cingler aussi fort dans son sommeil que cette nuit-là, et les éclairs qui frappent le sol sont si nombreux que l’on croirait le quickening déjà commencé. A quelques pas, Marina hurle de toutes ses forces, mais sa pauvre voix est dérisoire contre les hurlements du vent déchaîné. Brent Kamarden, qui a kidnappé et amené ici la jeune femme pour forcer David au combat, a le sens du décor ! La pointe de la falaise escarpée qui plonge de très haut dans la mer noire et agitée, l’orage qui se déchaîne... Mais il n’aura plus jamais l’occasion de monter de machiavéliques embuscades, car David, hurlant qu’il ne peut en rester qu’un, vient de lui trancher la tête.
       Tout son être est tendu, son souffle suspendu, attendant le déferlement d’énergie vitale de sa victime, quand un cri particulièrement perçant traverse les éléments déchaînés. Il voit alors, horrifié, sa femme mortelle repoussée à l’extrême bord de la falaise par une bourrasque. Il voit la terre friable céder sous son poids. Il voit ses ongles lacérer le sol dans le vain espoir de se retenir. Il se voit, lui, se jeter à plat ventre et attraper au tout dernier moment la main tendue. Il s’entend lui dire « Tout va bien ma chérie, je suis là, je te tiens ». Et sa femme, confiante, qui cesse de crier et lève vers lui un regard plein d’espoir alors qu’elle est suspendu par un bras, quatre-vingt mètres au dessus des brisants. Mais son cri est soudain relayé par David, qui rugit un long « Non ! » désespéré, tandis que les premières foudres du quickening le frappent. Marina reprend le hurlement en écho alors que les éclairs courent le long du bras de son mari et la brûlent cruellement. David serre sa main fort, si fort que les os délicats craquent dans la sienne, mais il ne peut lutter, il ne peut se contenir sous le feu du quickening. Et le visage... son fin visage de jeune mortelle, beau malgré les traits déformés par la peur et la douleur, qui s’éloigne lorsqu’il la lâche, qu’elle tombe si vite, si loin...

       David se redresse en criant, couvert de sueur, le souffle court. Il passe sa main sur son visage. Quand ce cauchemar prendra-t-il fin ? Après trois cents ans, il a bien mérité un armistice ! La pauvre Marina serait morte de toute façon quelques années plus tard, ça ne change rien après tant de temps... Quelle heure est il ? Sa montre n’est pas à son poignet, il tend donc le bras vers le réveil de la table de nuit mais ne l’y trouve pas, il a du le faire tomber pendant son sommeil agité. Le jour pointe à travers les rideaux, il doit être cinq, peut-être six heures du matin. L’Immortel se laisse retomber dans le lit en soupirant. Il est sur le point de se rendormir quand un doux bras se pose sur sa poitrine, le faisant violemment sursauter. Une femme est dans les draps à ses côtés. Il ne voit pas son visage, masqué par une touffe de cheveux noirs. Interloqué, David fouille sa mémoire, mais il ne souvient absolument pas être rentré accompagné la veille, ni même d’être allé boire au point de l’oublier. Il n’est de toute façon pas un fêtard, et a toujours su garder sa mesure. De plus, l’Immortalité aide à faire passer les effets de l’alcool plus facilement et il n’a jamais ressenti ses effets à ce point ! Qui donc est cette fille ?
       - Mmmmh David, il est trop tôt, recouche toi... murmure-t-elle.
       Mais David, loin d’obtempérer, saute hors du lit et enfile rapidement une robe de chambre à sa taille qu’il trouve sur le dossier d’une chaise. Il n’y a pas que la demoiselle dont il ne souvient pas, toute la pièce lui est étrangère... Où sont ses meubles, ses vêtements, son ordinateur ? Son épée ? Ah, son épée est là, à la place qu’elle occupe toujours, à portée de main sous le lit. En tout cas, il y a une épée, mais... ce n’est pas la sienne. Ou plutôt, c’était la sienne jusqu’au siècle dernier. Elle fut brisée, perdue lors de ses pérégrinations dans le Klondike. Qui l’a retrouvée et reforgée ? Le pouls de David s’accélère, la tête lui tourne... Où est-il ? La fille qui se redresse dans le lit lui arrache un nouveau cri. Ce visage, ces yeux...
       - Ma... Ma... Marina ?!
       - Qu’y a-t-il mon chéri ? Tu es tout pâle, je ne t’ai jamais vu dans cet état !
       David trébuche et tombe au sol, il se bouche les oreilles et ferme les yeux. Jamais son rêve n’a évolué dans ce sens... Et puis il est tellement... réaliste ! Fébrilement il empoigne l’épée, en déloge quelques centimètres du fourreau et s’entaille volontairement la paume, sous les yeux horrifiés de son ancienne femme. Il va se réveiller, c’est évident. Mais... non. La douleur, vive, est bien là, et le flot de sang qui commence déjà à se tarir est chaud et rouge et fluide et il tache le magnifique tapis persan de la descente de lit.
       Affolé, David quitte la pièce, croise deux domestiques étonnés de sa conduite, se dirige dans une demeure qu’il connaissait bien - sa maison d’autrefois ! – et se précipite au dehors.

       La rue n’est pas pavée, encore moins goudronnée. Dans la faible lueur du jour à peine naissant, quelques personnes passent déjà ; certaines vont à cheval ou en attelage, la plupart sont à pied. Des charrettes à bras, d’autres tirées par des mulets, apportent de la campagne les denrées pour la ville. Un porteur d’eau passe, ses seaux sur l’épaule. Une troupe de militaires au pas, leurs bottes clapotent plutôt qu’elles ne claquent sur le sol boueux. Ils portent des uniformes de couleurs vives, des chapeaux décorés de plumes et ne sont armés que de sabres. Nul fil électrique, nul réverbère, nul véhicule motorisé. Dans le ciel vierge de traînées d’avions, un vol d’oies sauvages. David se laisse tomber assis sur le seuil de sa maison, se prend la tête dans les mains.
       Marina vient s’asseoir à ses côtés, l’enlace tendrement.
       - Qu’y a-t-il, David ? Tu m’inquiètes.
       - Je... je ne sais pas, je crois que je suis devenu fou. Quel jour sommes nous ?
       - Mardi voyons !
       - Quelle date ?
       - Le 3 juin... mais...
       - Quelle année ?
       - Quoi !
       - Quelle année, quelle année ?
       - 1695... Explique-toi enfin !
       - Attends... laisse moi quelques instants, il faut que je réfléchisse. J’ai peur pour ma santé mentale, tu sais.


       Affalé dans la grande salle, David remue son verre d’armagnac d’un air absent. Il est là depuis des heures sans bouger, a verrouillé la porte et demandé qu’on ne le dérange sous aucun prétexte. Le liquide ambré qui tourne et remonte sur les bords de la coupe lui fait penser à toutes sortes de choses dont il se demande comment il peut les connaître. La force centrifuge. Le principe du moteur à explosion. L’utilisation de Windows 2000. Le pilotage d’un planeur. La génétique et ses déviations. L’énergie nucléaire. L’Histoire enfin, avec un grand H, celle de tous les événements qui ont marqué les trois derniers siècles. Ou les trois prochains... Bon sang, quel casse-tête ! Même la langue que parle Marina et les domestiques lui semble si archaïque, il doit réfléchir avant de leur répondre, pour être sûr de les avoir compris et se remémorer des mots et des tournures appropriées. Il hésite devant des gestes aussi simples qu’allumer une lampe à huile et pourtant se sait capable d’expliquer la rotation des planètes et la tectonique des plaques. S’il est effectivement frappé de folie, quel génie fabuleux son cerveau possède pour avoir ainsi, en l’espace d’une nuit de sommeil, tracé d’avance les trois cents années les plus fertiles en découvertes et les plus chargées de l’histoire de l’humanité ?
       Le pire est qu’il un mal fou à se souvenir des événements les plus... récents. Ou lointains. Il se souvient de ce qu’il a mangé la veille dans trois siècles, mais pas s’il a déjà, en ce 3 juin 1695, déjà avoué son Immortalité à Marina, ni le nom de ses domestiques, le nombre de ses chevaux ni quelle est son activité actuelle. Enfin, si, il sait qu’il était – qu’il est ? – armateur et qu’il luttait – lutte ? – contre ceux de ses confrères sans scrupules qui transforment leurs bateaux en geôles flottantes pour le commerce du bois d’ébène. Mais de là à se souvenir des bâtiments qu’il a en mer en ce jour précis ou de ses rendez-vous de la semaine... Tout est confus dans sa tête. Il fouille inconsciemment sa poche à la recherche de son agenda électronique pour se remettre son planning en mémoire, cherche un interrupteur pour la lumière, un robinet d’eau chaude.

       La nuit est tombée lorsque quelqu’un frappe tout doucement à la porte. David se lève et va ouvrir, c’est Marina, un plateau dans les bras.
       - Je t’ai apporté une collation, tu dois avoir faim depuis ce matin.
       Il s’écarte, laisse entrer sa femme et referme à clé.
       - Comment va ta main ? demande-t-elle. Tu m’as fait une de ces frayeurs ce matin !
       Aïe. Donc elle n’est pas encore au courant qu’il est Immortel. Cela complique un peu plus les choses et rend sa conduite matinale bien imprudente.
       - Ce n’est rien, juste une éraflure. Je... Il faut que je te parle, Marina, tu veux bien ?
       - Oui bien sûr... Tu es très étrange depuis ce matin. Même ta façon de t’exprimer...
       - C’est cela que je veux aborder.
       L’Immortel prend une profonde respiration, enlève le plateau des mains de Marina et la fait asseoir, lui-même arpente la pièce de long en large comme pour chercher l’inspiration.
       - J’ai fait un rêve cette nuit. Un rêve comme jamais je n’en ai fait auparavant. Je... vivais dans... le futur. Et crois-moi, il est très différent de tout ce à quoi tu peux t’attendre. C’était si vraisemblable, si réaliste, j’en suis encore tout retourné. Il me faudra quelques jours je crois pour m’en remettre, tu devras être patiente avec moi.
       - C’est sorcellerie que voir l’avenir !
       - Enfin Marina, eh, c’est moi ! Tu sais bien que je ne suis pas un sorcier. Simplement, je suis un peu à côté de mes pompes ces temps-ci, Ok ?
       - Tu emploies des mots étranges, tu me fais peur. Tu dois avoir la fièvre. Le médecin dit que cela fait tenir des propos bizarres, et les tiens le sont assurément. En tout cas je t’en prie, ne te montre pas dans cet état à l’extérieur, tu sais comment sont les gens, tu serais accusé d’être possédé par le démon. Et Vanderbilt n’attend qu’une occasion pour saisir ton commerce, ce serait le prétexte rêvé pour lui.



¤¤¤



       David referme son grand livre de comptes en soupirant. La journée a été bonne, un navire est arrivé des Indes avec une pleine cargaison de soieries et d’épices. Deux semaines se sont écoulées depuis ce qu’il persiste à vouloir appeler un rêve, tout en craignant au fond de lui que l’explication soit plus mystérieuse que cela. Il a repris la plupart de ses habitudes de l’époque, la langue, et tous ces gestes du quotidien qui ont tellement changé depuis un siècle. Ou qui changeront tellement dans deux siècles. Il a toujours un peu de mal à se situer et à définir si le « présent » est l’an de grâce 1695 ou l’an 2001 jusqu’auquel il a des souvenirs. Ecrire avec une plume d’oie par exemple lui est pénible, il s’était tant habitué au Bic... C’est le genre de détails qui le font particulièrement douter du caractère purement onirique de ses souvenirs ; l’écriture caractérise trop un individu et son époque pour changer en une nuit. Or, même lorsqu’il laisse courir sa main seule, elle a tendance à former les lettres, notamment les « S », comme personne ne le ferait au XVIIème siècle.
       Toutefois il y a une lumière dans cette nuit d’incertitude, un phare dans cet océan d’incompréhension. Marina. Elle est à ses côtés, lumineuse et belle, fredonnant des airs gais et lui piquant des fleurs dans les cheveux, l’embrassant à l’impromptu, discourant avec une égale aisance de la tenue de la maison ou des dernières découvertes géométriques de Huyghens. David reste très discret sur tous les sujets scientifiques. Il a l’intime conviction que ses connaissances sont justes, du moins ce dont il se rappelle, mais se refuse à les communiquer prématurément. D’autant que les bûchers sont prompts à s’enflammer et que mourir brûlé vif n’est pas une expérience des plus tentantes.
       Un autre avantage de cette époque pour David est qu’il peut porter son épée à la ceinture sans devoir la dissimuler de façon incommode dans un imperméable trop chaud. Et cela est fort utile pour un Immortel, comme il le constate un soir en ressentant un buzz sur le chemin du retour. Il dégaine et suit un homme aux vêtements exubérants dans une ruelle déserte.
       - Juan Sanchez de la Vega, pour vous servir et pour vous tuer.
       David se rappelle de sa rencontre avec cet homme. Il ne s’en est tiré que de justesse, étant encore jeune avec à peine cent cinquante ans, l’Espagnol lui avait laissé sa tête car une patrouille avait interrompu leur duel à temps. Il sait aussi que cet Immortel mourra à Londres en 1996 des mains d’un débutant puissant  *.
       
       Les deux hommes se mettent en garde, se tournent autour, s’observent. Lorsque le combat commence enfin, il est bien plus équitable que dans le souvenir de David. Il faut dire aussi que le paradoxe dans lequel il vit depuis quelques jours le rend en fait aussi âgé que son adversaire, puisque il bénéficie de toute l’expérience des siècles à venir... Il n’a tout de même pas le temps d’y réfléchir alors qu’il enchaîne les passes et les bottes, mais a bientôt le dessus et d’un mouvement audacieux qui n’apparaîtra dans l’escrime qu’à la fin du XVIIIème siècle, il fait sauter hors de sa portée la lame de l’Espagnol qui ne s’attendait pas à cette technique. Il est à sa merci, mais David ne frappe pas.
       - Bravo, pas mal du tout pour un débutant. Mais allez-y, qu’attendez-vous ? claironne Sanchez de la Vega.
       - La patrouille. Elle va passer d’un instant à l’autre, je crains qu’il ne nous faille achever cette rencontre un autre jour.
       - Comment savez-vous pour les sentinelles ? Elle ne sont sensées venir par ici que dans deux heures...
       Pourtant les gardes se font entendre, l’écho de leurs pas cadencés résonne dans les rues désertes. Regardant David d’un air étonné, Juan ramasse son épée et se tapit dans l’ombre, muet, tandis que son adversaire rentre chez lui.



¤¤¤



       Confortablement installé dans son fauteuil favori, sur les genoux un livre qu’il a renoncé à lire à cause des caractères dont il n’a plus l’habitude et une coupe de vin à portée de main, David attend le retour de sa femme, partie avec sa servante au marché. L’après midi avance, la pluie s’est mise à tomber. De temps en temps, il trempe sa plume dans un encrier et griffonne quelques mots sur un papier. Il note tout ce dont il se souvient, dates, noms, événements, afin de les comparer avec ce que le futur apportera réellement, et, peut-être, de trouver des réponses à ce mystère.

       Un fracas dans le hall lui fait à peine lever les yeux. Quelque domestique maladroit a sans doute renversé un plat. Mais soudain, un être hirsute fait irruption dans son bureau. La servante de Marina ! Echevelée, couverte de sang, un énorme hématome sur la joue et des larmes plein les yeux, elle lui apprend comment un homme à cheval, vêtu et parlant comme un Breton, l’a frappée et a emmené sa maîtresse, avec comme message pour David de la retrouver à la Pointe du Pendu.
       - Quel jour sommes nous, Béatrice ?
       - Mercredi le 18, monsieur.
       L’Immortel ferme les yeux. Le premier de ses souvenirs du futur se réalise.
       - Merci. Faites préparer mon alezan, donnez moi ma cape. Je ramènerai Marina, faites moi confiance.


       David éperonne sans merci les flancs de son cheval qui pourtant donne déjà toute sa mesure, galopant aussi vite que gronde le tonnerre au dessus de lui. Le crachin de la journée cède la place à une pluie de plus en plus torrentielle, une tempête mémorable se prépare. Les premiers éclairs zèbrent le ciel obscur alors qu’il atteint les escarpements, et cette fois-ci il ne perd pas son temps à chercher le chemin. Filant droit vers la plus haute falaise, il ne se préoccupe pas des glissades de sa monture qui dérape sur les pierres mouillées ni de l’eau qui lui fouette le visage.
       Arrivé au sommet, il voit à la lueur d’un coup de foudre une sombre silhouette portant un large chapeau malmené par le vent, penché au dessus d’une autre, agenouillée dans la boue et grelottant dans une robe trempée. David hurle à s’en arracher les poumons pour couvrir le bruit des éléments.
       - Brent Kamarden ! Tu veux te battre, je suis là. Laisse partir ma femme.
       - Déjà là mon cher David... Quelle rapidité. Je vais t’affronter en effet, et prendre la tête que tu me refuses depuis trop longtemps. Mais la donzelle reste ici. Tu ne voudrais pas qu’elle manque le spectacle, n’est-ce pas ?
       Il repousse violemment Marina qui s’écroule tout près du précipice et, sans laisser à David le temps d’aller la chercher, le Breton se jette sur lui et combat s’engage avec rage. Kamarden avait déjà sous-estimé David à « l’époque », alors maintenant qu’il est plus expérimenté et encore plus furieux puisqu’il sait ce qui est ou ce qui peut arriver à sa femme, le Breton a bien du mal à le contrer.

       Leurs pieds ont beau glisser sur le sol détrempé, leurs yeux ont beau être embués de pluie, les coups frappent fort et juste, ce duel est une lutte à mort au sens le plus profond. Parade, esquive et contre-attaque, botte et détournement, assaut et feinte se succèdent, et puis d’un geste puissant, presque gracieux, l’épée de David perce la veste, le pourpoint et la chemise de son ennemi, puis continue sa voie mortelle à travers la peau et les muscles, les viscères et les entrailles. Brent tombe à genoux, les mains crispées sur son ventre tentant vainement d’empêcher ses intestins de s’en échapper, tandis que le vainqueur lève haut sa lame sanglante. Le cou est offert, le quickening n’attend plus qu’un geste... Une violente bourrasque le déstabilise un instant, mais sa main est sûre. Plus rien ne compte, plus rien ne bouge, car la tête doit tomber, et c’est ainsi depuis que le monde est monde.
       - David !
       Le cri a percé la nuit et le froid, traversé la pluie et le vent. Il passe à travers l’instinct d’Immortel de David jusqu’à toucher sa conscience au plus profond de lui. S’arrachant avec peine à l’exécution, il lâche son épée, se jette à plat ventre dans la terre et attrape de justesse la main de Marina que la tempête a fait basculer du rebord de la falaise.
       - Tout va bien ma chérie, je suis là, je te tiens.
       Lentement, centimètre par centimètre, il la remonte, en prenant soin de ne pas glisser lui-même ou de faire ébouler le bord friable du plateau. La jeune femme est presque en sécurité lorsqu’elle pousse un nouveau cri. Kamarden, ressuscité, s’apprête à décapiter David par derrière ! En l’espace d’une seconde et sans lâcher le poignet de sa femme, l’Immortel roule lui-même pour se mettre sur le dos, attrape la manche de son adversaire de sa main libre et lance une jambe dans ses genoux. Le Breton bascule par-dessus lui et sa voix se change en un long hululement macabre alors qu’il est précipité au bas de la falaise où son corps disparaît parmi les vagues sombres de la tempête.

       En gémissant, David roule à nouveau dans l’autre sens pour revenir sur le ventre et achève de ramener Marina en sécurité en changeant de bras, car l’autre épaule est complètement déboîtée après le mouvement peu ordinaire qu’il lui a fait subir. Sa femme pleure longtemps contre lui alors qu’il l’enveloppe dans sa cape pour la protéger du froid et qu’il lui révèle le secret de l’Immortalité en montrant ses blessures se refermer et son bras se remettre en place de lui-même avec de curieux craquements. Il la ramène ensuite chez eux, au pas prudent de son cheval qui hésite à redescendre le chemin caillouteux sous la pluie qui se calme. David s’endort à côté de Marina ce soir-là, en lui promettant qu’il sera toujours, toujours avec elle.



¤¤¤



       David ouvre un œil, puis l’autre. Quelque chose ne va pas, mais quoi ? L’objet à son poignet... Une montre à cristaux liquides. Un réveil sur la table de nuit qui ne va pas tarder à sonner. Une rumeur sourde qui monte de la rue, ponctuée de bruits de klaxon et de pétarades de mobylettes. Son PC en veille qui clignote tranquillement sous le bureau. Son lit vide et froid. Marina. Etait-ce un rêve ? Les frontières semblent si floues entre ce qui est vrai et ce qui est imaginaire, ce qui a été et ce qui sera, ce qui aurait pu être et ce qui sera peut-être. Après tout, songe-t-il, ce n’est pas étonnant qu’avec des vies aussi longues, il arrive un moment où les souvenirs cafouillent et se télescopent, se mélangent et se recomposent. Toutefois David est certain d’une chose. Désormais, la mort de Marina ne le hantera plus pendant les nuits de tempête. Il pensera à elle comme à sa petite fleur, qui s’est fanée et s’est un jour endormie paisiblement pour ne jamais se réveiller, et non plus comme à un fantôme tourmenté tombant à jamais d’une falaise maudite.


       Ca y est, le réveil sonne. Il faut se lever, reprendre la vie. Elle est tellement plus simple cette vie. De la lumière ? Il suffit d’appuyer sur un bouton. De l’eau chaude ? Ce robinet est là pour ça. L’encre coule des stylos billes régulièrement, sans qu’il y ai besoin d’en reprendre à chaque phrase. Un bip de son PDA lui signale que l’heure d’un rendez-vous approche. Cette vie est-elle meilleure pour autant ? Pas sûr. Mais il faut faire avec son temps. On a beau traverser les époques, on ne vit jamais qu’en un instant donné.

       Coincé au volant de sa voiture dans les embouteillages matinaux, David se surprend à regretter ses chevaux, et l’image de Marina flotte devant ses yeux, souriante, simplement un peu triste de n’avoir eu que le court temps d’une vie de mortelle pour partager celle de son époux. Un buzz tire David de ses rêveries. Il ne risque pas un duel au milieu du périphérique, mais l’instinct le pousse à trouver son semblable malgré tout. L’autre Immortel est là, dans une voiture de la file en sens inverse. Il le regarde avec un sourire mauvais sur les lèvres, lève une main et trace du pouce sur sa gorge le signe de couper la tête, avant de cracher par sa fenêtre ouverte.

       C’est Brent Kamarden. Il est vivant.






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