Ce n'était pas prévu

Frédéric Jeorge - Mai 2003
zarkass@gmail.com



        La fin des temps, la fin du monde, la fin de tout. Enfin, pour ceux que cela concerne, car l’immense majorité des humains n’en a même pas conscience. Finalement, il n’aura pas fallu attendre tant que ça pour arriver au duel ultime. On a bien failli l’avoir en 1984, on a craint devoir attendre encore des millénaires, mais finalement c’est quelque part vers le milieu du vingt-et-unième siècle que se joue l’avenir du monde, le destin de la race des Immortels.

        Le décor n’a rien de somptueux, bien au contraire. C’est encore l’un de ces entrepôts désaffectés et sordides qui bordent les villes depuis des siècles. Un hangar comme tant d’autres, coupé du monde par quelques centaines de mètres de friches industrielles et noyé sous un épais rideau de pluie, sous un ciel plus obscurci par la pollution et les nuages que par la nuit tombante. Un lieu banal, comme ceux de tant d’autres duels précédents. Les rares endroits isolés que les villes concèdent sont tous les mêmes, de hauts murs de parpaings, des vitres sales prêtes à voler en éclat, une couche de poussière conséquente et toujours, dans un coin ou l’autre, quelques machines mystérieuses abandonnées à la rouille ou de vieilles caisses vermoulues. Ajoutez à ce tableau triste pour mourir d’anciennes passerelles de fer courant le long de poutrelles, reliées par des échelles aux barreaux fins, une large porte coulissante que débris et mauvaises herbes bloquent à tout jamais, et vous avez le lieu typique, dans tout son réalisme cru, toute sa laideur sans âme, dans lequel tant de vies d’Immortels se sont achevées dans un ultime déferlement de puissance. Ni plus, ni moins.
        Bons ou mauvais, jeunes ou vieux, ils se sont affrontés dans de semblables endroits, aux quatre coins d’un monde qui ne tourne pas si rond. Aujourd’hui, c’est dans un endroit semblable que l’ultime duel a lieu. Oh, ça aurait bien eu plus de classe, de panache ou de dignité au sommet d’une montagne, au centre d’une vaste plaine battue par les vents, dans le grand salon d’un palais ou même sur une arène conçue exprès, pourquoi pas ? Mais non. Ce sera là, avec la poussière comme tapis, des poutrelles d’acier nu comme colonnade, une décharge comme horizon et des rats pour seuls spectateurs.

        Le combat s’engage, sans réelle motivation malgré l’enjeu. La sueur et le sang se mêlent à la crasse et aux infiltrations d’eau huileuse. La lutte n’a rien de glorieux et reste bassement physique, presque grotesque. Les lames se percutent sans harmonie, les pieds dérapent maladroitement sur le sol humide et si les combattants avaient préparé de belles répliques cinglantes ou philosophiques pour accompagner ce duel historique, tout ce qu’ils profèrent, maintenant qu’il est temps, sont des grognements d’effort ou de douleur qui n’ont plus guère de consonances humaines.

        Ils sont de force égale, la lutte dure encore et encore, prendra-t-elle fin un jour ? Oui, voilà ! L’épée de l’un pénètre profondément dans le ventre de l’autre, tranchant entrailles et broyant organes, avant de ressortir d’un geste vif. Le blessé ne tombe pas pourtant, soutenu par la puissance effarante des centaines de quickenings qui palpitent en lui. Mais la lame rougie de son adversaire continue sur sa lancée et, traçant un arc de cercle humide de sang, vient lui trancher la tête. Ce duel unique s’achève comme tant d’autres, dans un entrepôt comme tant d’autres, par un jour comme tant d’autres. A un détail près.

        Le vaincu a eu un dernier geste, un réflexe, pratiquement post-mortem ou en tout cas simultané avec sa mort. Et lorsque sa tête tombe, elle n’est pas seule, celle de l’autre Immortel la suit.
        Les deux corps s’écroulent de concert sur le sol maculé, leurs épées ne font qu’un son en tombant ensemble à leurs côtés. Une brume blanche surnaturelle se condense bientôt, un coup de foudre jaillit dans le vide, l’air se charge d’une tension énorme, mais brusquement tout retombe. La lueur étrange s’estompe, la brume reflue, l’écho de l’unique éclair ricoche faiblement sur les murs gris avant de disparaître.

        Comble de l’absurde, échec lamentable d’une lutte entamée plusieurs millénaires auparavant. Heureusement que l’existence des Immortels est toujours restée secrète, car sinon ils en mourraient une seconde fois de honte. Et le monde au dehors vit sa vie, avec ou sans les Immortels, avec ou sans vainqueur du Prix, la terre tourne. Il n’y pas d’Elu, tant pis ! A un détail près.


        La pluie qui tombait sans discontinuer se fige. Et oui, les gouttes ne tombent plus, elles restent immobiles en l’air, comme les nuages, comme le vent lui-même. Et les millions d’être humains qui se pressent dans les rues sous leurs parapluies n’ont guère le loisir de lever le nez vers ce prodige, car eux aussi cessent tout mouvement. La voiture qui roulait et l’oiseau qui décollait, la femme qui téléphonait et l’enfant qui jouait, l’objet qui tombait et l’ascenseur qui montait, plus rien ne bouge. Rien. Du tout. Gelé sur place, bloqué, le mouvement a disparu.

        Car l’impossible est arrivé. Le Prix des Immortels n’a pas de vainqueur. Ce n’était pas prévu.
        Et la Matrice a planté.




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