Il ne peut en rester qu'un

Frédéric Jeorge - 24 août 2002
zarkass@gmail.com



        - Alors, comment va-t-elle ?
        - Pas très fort. Elle n’a pas voulu dîner hier soir, et ce matin c’est à peine si elle a touché à son repas.
        - Qu’en dit Paul ?
        - Il ne dit rien, il attend. Et...
        - Oui, quoi ?
        - Il... il sourit. Depuis l’annonce de la maladie de Sophia, il n’a pas quitté un petit air narquois, mais là c’est... c’est presque effrayant.
        - Tu penses que ce qu’on dit est vrai ?
        - Qu’il l’aurait empoisonnée ? Je n’en sais rien... Ils sont tellement fragiles de toute façon.
        Hiroshi soupira longuement. Son regard se tourna vers le grand bâtiment blanc où Paul et Sophia étaient logés avec leurs servants Immortels. Le ciel s’étendait au-dessus, pur dans son intensité, terrifiant dans son immensité. De la forêt proche jaillirent des cris hystériques, quelque singe tombé sous les crocs d’un prédateur. L’Immortel japonais soupira de nouveau et revins lentement sur ses pas. Après quelques instants d’hésitation, David lui emboîta le pas. Ce n’était pas sa direction, mais il souhaitait encore parler à son ami et n’allait pas se laisser décourager par son manque de coopération. Toutefois, sans lui laisser le temps d’aborder le thème qui lui tenait à cœur, Hiroshi changea de sujet.
        - Quelle est la mission de sauvegarde en ce moment ?
        - Rome je crois, ou Paris peut-être. Mais...
        - Je vais sans doute me porter volontaire, cela fait longtemps que je ne suis pas allé voir où en est l’Europe – presque un siècle tout de même – et c’est peut-être ma dernière chance de la revoir.
        David ne répondit rien. Quels que soient leurs efforts, la conversation revenait immanquablement là-dessus. Le Prix n’avait jamais été aussi près d’être gagné et nul ne pouvait prédire ce qu’il adviendrait alors. Y aurait-il un grand chamboulement, le monde allait-il s’ouvrir comme un fruit trop mur, ruinant les efforts acharnés des Immortels qui luttaient depuis des siècles pour préserver les ultimes vestiges de l’humanité ?

        La liste de ce qui devait être sauvegardé en priorité n’avait pas été aisée à établir, et elle était sans cesse remise en question. Ils étaient trop peu nombreux ! Les plus belles villes, les anciennes capitales n’avaient pas trop été soumises à caution, bien qu’à elles seules elles occupent le plus gros de leur temps. C’était surtout l’entretien des villes de moindre importance, les bâtiments isolés ou les ruines trop délabrées qui étaient régulièrement remis en doute. Les Immortels avaient une lourde tâche à accomplir, et – sans être perdue d’avance – leur lutte n’en était pas moins inégale. Ils affrontaient le temps, ils affrontaient le ciel, ils affrontaient la pluie et le vent, ils affrontaient les animaux et les plantes. Ils tentaient de protéger les traces du passage de l’Homme sur une planète qu’il avait fini par déserter.
        Alors, les quatorze mille sept cent cinquante trois Immortels qui se partageaient désormais le monde concentraient tour à tour une part de leurs forces sur une cité, la désherbaient, en chassaient les bêtes, nettoyaient les monuments, réparaient les toitures, vérifiaient même le réseau électrique.

        Les mortels ne vivaient plus dans ces villes. Ils n’étaient pas non plus dans les campagnes, retournées maintenant à l’état de forêts et de jungles, à l’exception de quelques fermes sauvegardées pour l’exemple. Ils n’étaient pas non plus partis vers les étoiles à bord de quelque immense vaisseau. Ils n’avaient pas disparu dans une grande guerre, balayés par des bombes explosives, chimiques ou biologiques. Ils n’avaient pas subi de cataclysme, d’éruptions en chaîne ou la chute de météorites géantes. Ils n’avaient même pas succombé à une violente épidémie. Simplement, petit à petit, imperceptiblement au début, puis de façon de plus en plus vertigineuse, ils s’étaient éteints. La population, après avoir plafonné quelques décennies, avait commencé à décroître. Tout le monde s’en était alors réjoui ; avec quelques milliards d’êtres humains en moins, il y aurait plus de place, plus de ressources, plus de richesse pour ceux qui restaient. Belle réussite en effet ! Ils ont été moins heureux lorsque, à force de ne plus faire d’enfants, trop confortablement installés dans le confort et le luxe, ils ne trouvèrent plus assez de main d’œuvre pour cultiver la terre et faire fonctionner les machines. Encore quelques générations et les villes se vidèrent, les logements restèrent vacants par milliers, par millions, par milliards.
        Pendant ce temps, les Immortels se battaient peu. Moins de pression sociale, moins de rencontres, ils ont fini par poser leurs épées et se parler au lieu de s’entretuer. Ils ont pris l’humanité en charge et la planète en main.

        Maintenant ? La Terre est à eux. Après s’être occupés des derniers humains, faisant leur possible pour en préserver l’espèce – en vain – ils ont hérité la planète, ses structures désertes, ses ressources inexploitées. Et les humains continuaient à décroître et à se diviser. Dix millions. Cinq. Un.
        Les Immortels s’attaquèrent alors au grand chantier de la préservation, la sauvegarde du patrimoine de l’humanité, pour se donner un but plus que dans l’espoir réel que quelqu’un en profite un jour, venu de cette planète ou d’une autre.
        Cent mille. Dix mille. Un millier.

        Les habitudes perdurent, la signification se perd à mesure que l’inéluctable approche. Et en même temps, le sentiment terrible d’un gâchis immense, de millénaires dévoyés, gaspillés en inutiles tueries, en meurtres irrationnels. Car cette fin, celle qui approche, ils savent depuis toujours qu’elle doit survenir – et cependant, ce n’est pas celle qu’ils attendaient. Ce soir, demain au plus tard, quand Sophia rendra l’âme à son tour, Paul sera le seul, le dernier mortel. Que gagnera-t-il, que fera-t-il alors ? C’est LA question que chacun se pose depuis bien longtemps. Les Immortels savaient que ce jour viendrait. Il ne peut en rester qu’un...




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