Le fils des âges lointains

Frédéric Jeorge - Avril 2002
zarkass@gmail.com



        Il est le dernier, l’ultime, le seul, le vainqueur, le survivant du Gathering. De tous les pays, de toutes les époques, les Immortels se sont retrouvés, se sont affrontés. Ont fusionné. Le ciel était déchiré des tempêtes de la vie et les mortels terrifiés se terraient chez eux. On s’est battu dans les rues, on s’est battu dans les palais, le secret n’était plus de mise. Bien sûr, certains humains ont tenté de résister, d’enfermer les Immortels ou de les exécuter, mais il était déjà trop tard, aucun d’eux ne pouvait encore résister au pouvoir sans cesse croissant des Anciens.
        Puis les duels se sont espacés, à mesure que les adversaires se détruisaient. Les rares qui refusaient encore d’y croire ont bien dû s’y résoudre et empoigner leurs épées, pour le meilleur comme pour le pire. Pendant longtemps, les vainqueurs étaient aussi les perdants et les vaincus n’y perdaient guère, de toute façon, à peine remis du quickening précédent, chacun devait à nouveau lever qui le glaive, qui le sabre, qui la hache, contre un Immortel rencontré pour la première fois ou connu depuis des millénaires. A force de continuer ce mortel tournoi, il n’en resta bientôt plus que huit, puis quatre, puis deux. Puis un.

        Le dernier éclair s'éteint, la dernière étincelle retombe. Il est debout, son épée d'acier flamboie dans sa main crispée. Comme tous ceux de sa race, il a attendu ce moment depuis sa première mort, bien des siècles auparavant. Combien de duels, combien de têtes a-t-il du prendre pour en arriver là ? Vers la fin, tandis que tous se réunissaient vers le pays terrifié où le Gathering les appelait, il a même dû décapiter de vieux amis, d'anciens mentors, des maîtresses du passé. Pas de gaîté de cœur, non, mais poussé par un instinct inébranlable. Et la foi. La foi dans le Prix, l'ultime récompense de siècles de souffrance, la justification de nombreuses trahisons, le mets de choix du tout dernier combat.
        Et pourtant... Pourtant rien ne se passe. Son bras retombe, la lame surchauffée par les décharges électriques dantesques cesse de briller. Sur le mont chauve où le dernier duel eut lieu, au centre d'une vaste zone ravagée par la fureur du dernier quickening, il attend. Il attend que le monde change, il attend que tournent les vents, il attend que le Prix lui vienne. Mais non, rien.
        Déconcerté, un peu déçu, il voudrait bien savoir ce qu'il est censé ressentir. Et bien alors ? Ca y est, il peut gouverner le monde, il détient un pouvoir absolu ? Pourtant, les quelques tests un peu puérils qu'il tente ne sont pas très concluants. Soulever un caillou par la pensée, intimer mentalement à un mortel fasciné qui observe la scène de loin de s'approcher, rien ne fonctionne. Faut-il qu'il parle, qu'il ordonne de vive voix aux choses et aux hommes de lui obéir ? Ou alors - la perspective est terrifiante, mais il est bien forcé de la prendre en compte - il n'y a rien. Pas de Prix. Des siècles de combat et d'espoir, en vain. Il est le dernier Immortel, soit. Mais cela s'arrête là. Le Gathering des rois n’aura pas lieu. Le seul avantage, c’est qu’il n’aura plus à combattre les siens pour rester en vie, mais si ce n’est que pour cela, il n’avait pas besoin de tuer des femmes, des enfants, des alliés.

        Lentement, traînant presque des pieds, il descend de la colline et se dirige vers la cité proche. Sur son passage, les humains s’écartent sans quitter des yeux la lame qu’il garde à la main. Le respectent-ils à présent ? Il le craignent surtout, et si la peur donne du pouvoir, il est bien loin de ce qu’il avait espéré comme legs de celui de milliers de ses semblables. Son corps est encore parcouru d’étincelles, il brille d’un terrible feu intérieur, fruit du plus phénoménal quickening de l’Histoire - par définition - mais cela ne durera pas, il finira par absorber l’énergie, comme il en intégra tant d’autres par le passé. Et ensuite ? Des décennies, des siècles, des millénaires à errer seul sur la Terre, sans plus de pouvoir qu’un simple témoin ? Sauf si un mortel moins intimidé, plus courageux ou plus agressif que les autres, prend le risque de l’abattre et de le décapiter, ce qui réglerait la question une bonne fois pour toutes.

        Le dernier Immortel redresse soudain la tête, car il connaît la réponse à la terrible énigme de l’absence du Prix. Du moins c’est forcément le cas, elle est nécessairement en lui. Après tout, n’a-t-il pas reçu la totalité du savoir de ses semblables ? Enfouissant son visage dans ses mains, il affronte l’effroyable complexité de ses mémoires, labyrinthe infini des souvenirs qu’il n’a jamais vécus, il pense en des langues qu’il n’a jamais apprises et affronte des fantômes qui ne le connaissent pas. Il cherche, il fouille, et il trouve. L’un de ceux dont il a le quickening a été enfermé des siècles dans une grotte avec ses soudards. Un autre, sacrifié avec son roi, a passé toute son Immortalité dans l’obscurité sans faille d’une tombe oubliée de Corée. Une femme a attendu des millénaires dans un sarcophage d’Egypte avant de revenir à la vie. Un autre a pourri cinquante ans enchaîné au fond de la Seine. Et ce n’est pas tout, loin de là.

        Le dernier Immortel se lève alors, il pousse un long, un très long soupir. Sa quête sera longue. Après avoir triomphé de tous les Anciens libres, il doit découvrir tous les omis du Gathering, tous les négligés du temps. Ils sont là, ils l’attendent, il le sait. Il ne reste qu’à les trouver tous, un par un, jusqu’au dernier des derniers.

        Sa première victime fut aussi, paradoxalement, sa plus âgée. Dans un recoin isolé des Alpes italiennes, un chasseur vêtu de peaux de bêtes, prisonnier d’un lac de glace depuis douze mille ans. L’immortel impatient ne lui laissera même pas le temps de décongeler avant de lui prendre la tête, en la brisant plus qu’en la coupant. Puis ce fut une fillette, tombée au fond d’une crevasse des Andes cinq siècles plus tôt et attendant depuis une mort qui lui refusait le repos. Un pirate enchaîné à son coffre d’or et de pierreries, dans une épave du fond de l’Atlantique. Des siècles durant, l’Ultime explora la planète de fond en comble, escalada les plus hautes montagnes, descendit dans les plus profondes failles, nagea dans les grottes sous-marines les plus reculées, avec à chaque fois le sentiment terrible d’un gâchis immense. Et si le rocher qu’il venait de contourner était creux, qu’il recelait en son sein un Immortel en sommeil ? Et si cette fissure trop étroite pour lui permettre de passer dissimulait un enfant de l’âge de bronze ? Alors il brisait le rocher, il agrandissait la faille, restait parfois des mois sur un site, en vain.

        Et vint le jour où, en traversant un village des hommes, en un temps si lointain que les civilisations n’étaient plus, que les peuples devaient réapprendre à battre le fer et reconstruire les alphabets, il ressentit une présence. Un buzz, sensation oubliée depuis si longtemps. Le jeune homme fraîchement ressuscité qui en était à l’origine ne fit pas long feu, mais l’Ultime ne savait que trop bien ce que cela signifiait. Il avait trop tardé, la nouvelle génération arrivait ; le gathering n’était encore pas pour cette fois. Une fois de plus, la planète allait renaître de ses cendres, de ses ruines les cultures allaient revivre et, avec elles, toujours plus d’humains. Toujours plus d’Immortels qu’il faudrait à nouveau combattre pour enfin toucher le Prix.
        Il soupira une fois de plus, leva les yeux en criant sa frustration et sa haine à la face des cieux. Dix millénaires perdus, tout était à refaire, le Prix lui avait bel et bien échappé.


        Très loin au-dessus, dans son cercueil d’acier en forme de capsule spatiale, un sourire narquois sur son visage cryogénisé, un Immortel blagueur qui s’était mis en orbite des millénaires auparavant riait de sa bonne farce.




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