Les paroles s'envolent

Frédéric Jeorge - 1er mai 2003
zarkass@gmail.com



        - Il ne peut en rester qu’un, et le Prix sera mien !
        Une phrase entendue mille fois, depuis des siècles, à chaque rencontre fatale d’Immortels. Mais cette fois-ci, elle a une résonance bien particulière, car cette fois c’est pour de bon. Effectivement, à l’issue de ce duel, il n’en restera plus qu’un, un seul, le dernier Immortel.
        Les deux combattants sont épuisés, couverts de sang, leurs vêtements en lambeaux et leur chair si ravagée que les blessures peinent à se refermer malgré leur puissance phénoménale. Chacun d’eux possède environ la moitié des quickenings ayant jamais existé, ce n’est pas si mal. Mais pas encore suffisant pour obtenir le Prix.

        La silhouette de droite recule de quelques pas, elle cherche désespérément à reprendre son souffle. C’est une femme, pas très grande mais étonnement musclée. Ses cheveux mi-longs tombent en grosses mèches ébouriffées sur son front couvert de sueur. On lui donnerait trente-cinq, peut-être quarante ans, mais elle en a plus de trois mille. Les pommettes hautes et le front large, de petits yeux noirs réduits à une simple fente par l’effort et la concentration, elle raffermit sa prise sur sa gurka ébréchée et se prépare à revenir à l’assaut. Elle est née dans une grande plaine d’Asie centrale. L’Asie.
        L’Asie qu’elle parcourt et où elle vit depuis toujours. Tous les pays, toutes les cultures, toutes les langues… bengali, télougou, birman, mongol, vietnamien, cambodgien, coréen, hindi, indonésien, japonais, khowar, lao, thaï, marathi, népali, cingalais, ourdou, kazakh, punjabi, tagalog, bourouchaski, tibétain, gujarâtî, bien des versions de chinois... Et dans toutes les langues, depuis toujours, la même phrase. Il ne peut en rester qu’un, et il obtiendra le Prix.

        Son adversaire qui lui fait face a déjà récupéré. Il est mort pour la première fois à vingt-deux ans, et malgré les millénaires d’entraînement de l’Asiatique, il conserve les avantages d’un corps plus jeune. Il est réellement plus jeune, d’ailleurs, il n’a que quelques siècles. C’est un bosseur, il s’est exercé dur, tous les jours, tous les jours de sa longue vie en vue de ce moment ultime. Ses combats ont presque toujours été dépourvus de haine. Il lutte de façon méthodique, efficace, c’est son destin qu’il accomplit en abattant encore et toujours son cimeterre, pas une vengeance contre les autres ou la vie. Lui non plus n’est pas immense, mais il n’est pas non plus spécialement râblé. Rapide avant tout, il a le teint basané des hommes du désert, et si son nez est fin, ses lèvres sont épaisses et charnues comme celles des peuples du sud. L’Afrique était sa patrie, ce fut son terrain de chasse.
        Chaque tête lui apportait en offrande involontaire un peu du savoir de ce continent. Tous les pays, toutes les cultures, toutes les langues… kikongo, wolof, amharique, bambara, somali, tachelhit, berbère, chichewa, égyptien, moré, éwé, téké, soninké, gbaya, haoussa, zoulou, jola, malgache, kinyarwanda-kiroundi, capverdien, malinké, peul, songhay, bangala, swahili, tamoul, tchiluba, yoruba, bien des versions d’arabe... Et dans toutes les langues, depuis toujours, la même phrase. Il ne peut en rester qu’un, et il obtiendra le Prix.

        Le duel un instant suspendu reprend soudain avec une violence redoublée, et si l’homme semble un instant céder du terrain, c’est pour mieux le reprendre à la feinte suivante. Les lames tourbillonnent à une allure étourdissante, et le plus expérimenté des Guetteurs, s’il en restait pour assister à cette lutte historique, serait bien en peine de distinguer parmi leurs techniques respectives quel coup appartient à tel style de combat, telle botte date de telle époque, telle esquive vient de tel pays.
        Car les derniers Immortels ont en eux tout le savoir et toutes les techniques de ceux qui les ont précédés depuis l’aube de l’humanité. Ils étaient de tous les pays, toutes les cultures, toutes les langues… néerlandais, grec, albanais, wallon, tahitien, allemand, guarani, alsacien, pachto, basque, biélorusse, sami, brésilien, portugais, bulgare, calédonien, corse, xhoxa, créole, danois, espagnol, tzigane, farsi, provençal, slovaque, flamand, maltais, gaélique, afrikaans, gallois, quechua, géorgien, hébreu, hongrois, irlandais, bosniaque, italien, kurde, inuktitut, tzeltal, letton, araméen, lithuanien, macédonien, yiddish, malais, islandais, croate, nahuatl, catalan, néo-zélandais, breton, norvégien, occitan, ouzbek, bruxellois, polonais, azéri, estonien, lingala, roumain, arménien, russe, samaraka, serbo-croate, suédois, tchèque, tchétchène-igouire, turc, ukrainien, slovène, finnois, bien des versions de français et d'anglais... Et dans toutes les langues, depuis toujours, la même phrase. Il ne peut en rester qu’un, et il obtiendra le Prix.

        Le combat dure depuis si longtemps qu’il semble ne jamais devoir s’arrêter, mais soudain pourtant, tout s’arrête. Les lames cessent de chanter et le silence s’installe quelques secondes, avant que le léger bruit sourd d’une tête tombant seule à terre le trouble, très bientôt suivi de celui, plus fort, du corps qui la suit et de l’épée abandonnée qui tinte sur la pierre.
        L’homme vainqueur observe un instant le corps décapité de son ultime adversaire, comme s’il s’attendait à ce qu’il continue à se battre malgré tout, mais se rendant à l’évidence il abaisse son bras fatigué, s’incline profondément par respect pour celle qui s’est hissée si haut dans le tournoi des Immortels. Il s’éloigne ensuite de quelques pas et tend les mains vers le ciel, prêt à recevoir le dernier Quickening de l’Histoire.
        Il arrive enfin, et c’est comme si la terre et le ciel s’ouvraient et se mélangeaient dans un même maelström de lumière et de feu, d’une puissance si phénoménale qu’aucun mot dans aucune langue n’a jamais eu à décrire.
        Peu à peu, le vainqueur absorbe tous les savoirs, toutes les peurs et les espoirs, toutes les haines et les passions, tous les quickenings des Immortels de tous les âges, tous les pays, toutes les cultures, toutes les langues.

        Mais brusquement son visage béat malgré la douleur se déforme horriblement, il se débat, comme s’il voulait échapper à l’inévitable, comme s’il regrettait, ô combien !, d’avoir triomphé une fois de plus, une fois de trop.
        Car la connaissance universelle vient de lui donner une clé, de résoudre un malentendu, une erreur idiote, simplement… humaine. En quarante mille ans d’humanité, à travers cent mille cultures et traduite en dix mille langues, comment espérer que la Phrase resterait inaltérée ? La traduction n’est jamais une science exacte, surtout à aussi long terme et après tant d’étapes. C’est ce que le vainqueur paniqué vient de comprendre, en retrouvant le sens originel de la Phrase. Car s’il n’en reste qu’un, il devra payer le Prix.




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