Un monde sans fin

Frédéric Jeorge - Août 2002
zarkass@gmail.com



        Son calcul a été fait et refait, vérifié et revu avec la patience maniaque née de l’ennui. A présent, il en est sûr. La conversion n’a pas été aisée ; les chiffres ont été torturés, les dates chahutées de calendriers en almanachs, de systèmes à base solaire, lunaire ou atomique, dans cent alphabets, dans mille langues. Tout coïncide enfin, les jours et les mois, les années et les heures. Ce qu’il a découvert ? Rien de très mystérieux pourtant, juste un nombre. Celui, exact, de ses années. Et aujourd’hui, c’est son anniversaire.
        Ce n’est certes pas le premier, ce ne sera sans doute pas le dernier, mais cet anniversaire a quelque chose de très particulier. La célébration de ses dix ans fut la première de ces dates clés. Sans doute une étape importante, bien qu’il ne s’en souvienne plus. En fait, il est tout autant incapable de se rappeler le jour de son premier siècle. Celui de ses mille ans est un peu plus net, il se souvient confusément d’une soirée entre amis, quelque part dans un pays verdoyant dont le nom est depuis longtemps tombé dans l’oubli. L’anniversaire « spécial » qui a commencé à le marquer a été celui de ses dix mille ans. Il ne l’a pas célébré le jour même, étant alors plongé au cœur d’une féroce bataille, mais le soir suivant, au camp, autour d’une boisson forte, dans une vallée où flottait encore l’odeur du sang frais. L’anniversaire d’aujourd’hui, qui lui semble sur le coup significatif et important, de quoi aura-t-il l’air avec le recul ?

        C’est un petit plaisir puéril, comme s’appliquer à marcher sur les joints d’un sol dallé, à attendre l’instant exact de onze heures, onze minutes et onze secondes... Lui, ce qu’il aime, c’est le jour charnière où un zéro supplémentaire dénombre l’interminable valse de ses années.
        Une image venue de l’indicible gouffre du passé ne l’a jamais quitté, issue d’un siècle si lointain qu’il se perd dans les ombres de la préhistoire. On utilisait alors de primitifs véhicules roulants, équipés d’un compteur mesurant la distance parcourue depuis la mise en service. Sa vie lui a toujours fait le même effet ; un chiffre après l’autre, un petit cadran noir défile dans sa tête, ajoutant inexorablement du temps qui passe au temps passé. Mais ce qu’il y a de plus terrible, c’est que contrairement aux compteurs d’antan, le sien semble n’avoir aucune limite. Jamais il ne repart de zéro, jamais il ne tombe en panne ni même ne ralentit. Il s’est demandé si, Immortalité ou pas, il arrive un moment où tout s’arrête, enfin. Mais non. Les siècles s’accumulent, les millénaires se succèdent, tous différents et pourtant tellement tous semblables.

        Aujourd’hui, il va célébrer, seul, dans le secret de son esprit fatigué, l’ajout d’un zéro. Aujourd’hui, il passe un nouveau seuil, un cap, un symbole encore plus puissant. Aujourd’hui, il fête ses cent mille ans. Qui aurait cru à l’époque qu’il vivrait aussi longtemps ? Sa mère adoptive, en lui donnant le sein ? Sûrement pas. Son mentor, qui riait de ses maladresses ? Pas plus. Ses amis, qui tremblaient lorsqu’il allait affronter un rival ? Peu probable.
        Et pourtant… Cent mille ans. Pendant ce temps, l’humanité a grandi, chuté et tout recommencé plusieurs fois, ses plus belles cités devenant ruines, ses plus émouvantes ruines tombant poussière. Elle a évolué autant que depuis ses premières origines, au point que l’Immortel - autrefois considéré comme fort beau - semble à présent bien archaïque avec sa grande taille, son corps velu, ses cheveux, ses doigts courts et boudinés, ses petits yeux, sa peau moite et rougeaude, sa démarche lourde, ses membres épais aux muscles inutiles, et surtout sa désespérante lenteur de pensée et ses réflexes tactiles déplorables.
        D’ailleurs c’est venu progressivement, mais à force de paraître de plus en plus ancien et sous-évolué, il a fini dans une sorte de zoo. Entre un dinosaure, un fossile d’homme du néolithique et un squelette de chien du néoatomique, il est au musée, nourri, entretenu. On lui donne de la lecture et des loisirs adaptés à son niveau intellectuel primitif, mais il n’y touche guère. Après tant de temps, que pourrait-il encore désirer ?

        Il a tout vu tout fait tout entendu tout vécu, à quoi bon ? A parler des milliers de langues, il n’en parle plus aucune. A avoir aimé des milliers de femmes, il n’en aime plus aucune. A avoir vu des milliers de civilisations, il n’en est plus d’aucune. Il reste là, presque immobile, contemplant avec un plaisir morbide les bribes de souvenirs anciens qui lui restent se diluer à leur tour dans le magma des époques révolues. Même le jour mémorable où il a enfin obtenu le Prix se noie, se trouble, se perd.

        Il ne fait plus rien, ne dit plus rien, ne souhaite plus rien. Il ne lui reste qu’un but et un seul, son ultime plaisir, sa dernière motivation. Il attend la prochaine étape, le prochain anniversaire « spécial », celui où le compteur noir aux chiffres blancs avancera d’un zéro de plus. Il aura alors un million d’années. Et après, quoi faire ? Attendre le prochain zéro ?




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