EMOTION CAPTURE

Frédéric Jeorge
zarkass@gmail.com
Octobre 2002




        Les sons clairs et nets de la hache qui s’abat, du bois qui se fend puis tombe sur la terre humide, les grognements d’effort du bûcheron, se mêlent aux bruissements de la forêt toute proche et aux cris des oiseaux affolés par quelque prédateur pour former, non pas une cacophonie comme on pourrait s’y attendre, mais au contraire un ensemble presque mélodieux. Un chant paisible au rythme des bûches coupées, la chanson douce de l’isolement recherché et apprécié.
        L’homme se redresse et éponge de la manche son front trempé de sueur. D’un dernier geste, il plante son outil dans la souche qui lui sert de support, ramasse les rondins qu’il vient de débiter et remonte en sifflotant vers la maison.
        Construite de pierre et de bois sur une petite colline, le temps a rattrapé la bâtisse pour la réintégrer peu à peu au décor sylvestre qui l’environne. La mousse recouvre le toit, des plantes grimpantes montent à l’assaut de ses murs bas, et la cheminée qui se dresse comme une aiguille minérale est surmontée du nid d’un oiseau aventureux, hôte régulier qui marque le passage des saisons. Seule échappe à cette reconquête végétale sauvage la façade, soigneusement entretenue et égayée de fleurs suspendues sous les fenêtres. A droite de la porte, en partie protégé d’un petit auvent, un banc accueille les occupants, le temps d’une causerie ou d’une pipe odorante à la tombée du jour.

        L’Immortel contourne la maison et va déposer son bois sous l’abri ménagé à l’arrière, ne gardant que quelques bûches pour la flambée du soir. Son ventre gargouille étrangement, il a une vraie faim de bûcheron. Mais le délicat fumet, qui s’échappe par la fenêtre de la cuisine entrouverte et qui monte mêlé à la fumée passant l’obstacle du nid, porte la promesse d’un bon repas pour y remédier. Avant de rentrer toutefois, l’homme procède à une dernière vérification des collets les plus proches, arrache machinalement une herbe du potager et scrute le ciel rougeoyant où la nuit avance déjà, un doigt tendu en l’air, guettant le temps qu’il fera le lendemain. Ce sera parfait. Un peu de pluie en matinée, puis grand soleil. Cela fera du bien aux tomates, elles ont bien du mal à reprendre depuis... depuis...

        Depuis ce terrible soir.

        Non ! Il crispe les yeux. Il ne veut pas s’en souvenir. Il ne veut pas.

        Tu t’en souviens pourtant. Tu ne peux pas oublier. Tu n’oublieras pas.

        Cela ne finira donc jamais ? Quand chassera-t-il ces images de sa tête ? Ce cauchemar sans fin se taira-t-il un jour ?

        Il faisait sombre. Il faisait froid. Ils sont venus, sortis de la forêt comme des loups jaillis de la nuit. Ils...

        - Chéri ! Chéri, viens, c’est prêt.

        La voix de sa femme, cristalline et gaie, le rattrape à temps au seuil de l’indicible gouffre du passé. C’était avant, c’est fini. Tout va bien. Ils sont ensemble, ils sont heureux.
        - J’arrive !
        En quelques longues enjambées, il est devant la maison, chaleureuse et sûre, dressée comme une forteresse contre le monde, un barrage contre les agressions. La lourde porte de bois grince sur ses gonds - que des litres d’huile ne rendront pas silencieuse, et heureusement car elle perdrait tout son charme - et l’homme s’arrête un instant sur le seuil comme il le fait souvent. Dans son dos le froid, la nuit. Devant, la chaleur du feu, la table dressée, l’amour de sa femme. Que la porte se referme donc, il est chez lui, il est bien.
        Il ôte ses bottes et les dépose près de l’entrée, suspend sa veste et son bonnet de fourrure au clou juste au-dessus, avance de quelques pas. Devant lui s’ouvre la pièce principale, où une immense table de chêne et deux longs bancs semblent toujours prêts à accueillir une joyeuse partie de retour de chasse. Sur le mur de gauche, au centre de toute la maison, la grande cheminée flambe gaiement, distribuant également chaleur et lumière à la cuisine et à la chambre de l’autre côté. Sur son linteau, une inévitable tête de cerf rappelle les exploits de quelque précédent propriétaire. Ce n’est pas tant que l’Immortel apprécie de voir ainsi une tête coupée en permanence, mais elle était là à son arrivée, quelques années plus tôt, et sa présence semble si naturelle ici qu’il n’a même pas songé l’enlever. Le manteau de la cheminée lui-même est encombré de pots divers, tabac, thym, d’autres vides et simplement décoratifs. Devant, à l’abri d’un pare-feu, un tapis de peau de chèvre et une table basse. Dans le fond, un grand vaisselier où s’entassent plusieurs services dépareillés, certain très grossiers en bois, d’autres un peu plus « civilisés », aucun luxueux.
        Le grondement de son ventre affamé interrompt l’Immortel dans son petit inventaire personnel, il s’installe donc à table et déplie son couteau, entreprend de tailler de larges tranches de pain. Son épouse pousse la porte battante du pied et dépose devant lui une marmite sifflante, fleurant bon le lièvre, les carottes et le maïs. Elle le sert généreusement, plus modestement sa propre assiette, et ils mangent lentement, parlant et plaisantant de tout et de rien, simplement heureux d’être ensemble.
        - Il faudra bientôt que je descende au village, annonce l’homme tout en mâchant une pomme. Nous allons manquer de sel et de farine, et j’ai quelques peaux prêtes à vendre.
        Le visage de sa femme s’assombrit, elle repose son verre d’un geste un peu trop sec.

        C’est du village qu’ils venaient. En tout cas ils y sont passés. Ce sont les villageois qui leur ont indiqué le chemin, peut-être même les ont-ils guidés jusqu’ici.

        - Je n’aime pas que tu ailles là-bas. Et puis, on peut se débrouiller seuls.
        - Dans une certaine mesure, oui, mais il y a quand même des denrées que...
        - Chut... on verra plus tard, demain, un autre jour. Rien ne presse, nous ne sommes quand même pas à court. Allez viens.
        Laissant la table en plan, elle prend son époux par la main et l’entraîne vers la chambre.



        Il ouvre les yeux et se redresse en sursaut, inspire profondément. Son ventre crie famine une fois encore, et il a froid, très froid. L’air qui pénètre dans ses poumons semble forcer le passage, comme si... Et bien, comme s’il était mort et venait de revenir à la vie. Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive depuis quelque temps, mourir dans son sommeil. Oublie-t-il de respirer ? S’étouffe-t-il sous son oreiller, a-t-il une crise cardiaque dans les bras de sa femme ? Pour lui qui n’a jamais été très fragile, c’est curieux et plutôt inquiétant. En fait, en y réfléchissant, ces symptômes macabres remontent précisément à...

        A ce terrible soir.

        Non ! Il crispe les yeux. Il ne veut pas s’en souvenir. Il ne veut pas.

        Tu t’en souviens pourtant. Tu ne peux pas oublier. Tu n’oublieras pas.

        Cela ne finira donc jamais ? Quand chassera-t-il ces images de sa tête ? Ce cauchemar sans fin se taira-t-il un jour ?

        Ils sont venus nombreux, portant des faux et des torches, des bâtons et des fusils. Il ont emporté la vache et volé les veaux, ils ont abattu son cheval qui se rebellait, ils ont...

        - Chéri ! Chéri, viens, c’est prêt.

        La voix de sa femme, cristalline et gaie, le rattrape à temps au seuil de l’indicible gouffre du passé. C’était avant, c’est fini. Tout va bien. Ils sont ensemble, ils sont heureux.
        - J’arrive !
        Sur la table, le lait fumant, les œufs frits avec du bacon, de larges tranches de pain. Il s’attable avec l’impression de ne pas avoir mangé depuis une éternité et dévore de bon cœur, tout en observant du coin de l’œil sa femme qui a déjeuné plus tôt s’activer dans la maison, ouvrir les fenêtres, battre les tapis et lui sourire.

        La journée s’écoule, semblable aux autres, entre les tâches quotidiennes, l’entretien des plantations, la pose de piège pour la chasse, le tannage des peaux. Bien qu’il ne l’ait pas monté aujourd’hui, l’homme passe à l’écurie saluer son cheval qui l’accueille d’un joyeux hennissement. Il l’étrille et lui parle, passe la main sur le flanc de la vache, grosse une fois de plus et qu’il sent frémir sous ses doigts.

        Le ciel à l’est s’assombrit bien tôt ce soir, un vent glacé se lève et charrie de lourds nuages noirs. La saison des orages revient à grand pas cette année, l’Immortel devra entreposer plus de bois avant l’hiver. Il se hâte de rentrer chez lui, tandis que les premières gouttes s’écrasent autour de lui. Il avait plu aussi ce jour-là.

        Ce terrible jour.

        Non ! Il crispe les yeux. Il ne veut pas s’en souvenir. Il ne veut pas.

        Tu t’en souviens pourtant. Tu ne peux pas oublier. Tu n’oublieras pas.

        Cela ne finira donc jamais ? Quand chassera-t-il ces images de sa tête ? Ce cauchemar sans fin se taira-t-il un jour ?

        Il avait plu en début d’après-midi, pas assez pour empêcher le feu, mais suffisamment pour embourber le chemin. Pas assez pour les ralentir ou les dissuader, mais suffisamment pour empêcher d’envoyer le signal de détresse. Pourtant, de la fumée, il y en eut lorsque...

        - Chéri ! Chéri, viens, c’est prêt.

        Le soir est vraiment tombé à présent. L’immortel est blotti près de la cheminée, il répare sa nasse qu’un poisson de rivière trop gros a crevé et regarde son épouse écosser les pois en face de lui. Le feu est vif et pétille, la sève bouillante chante accompagnée des craquements des bûches, mais pourtant l’Immortel a froid. Et il a faim. Il contemple un instant sa main, pâle et maigre, usée par les travaux quotidiens, marquée à défaut de pouvoir être écorchée. Soudain une goutte d’eau tombe sur son nez. Le toit a-t-il une nouvelle fuite ? Pourtant non, les poutres supportent les claies bien ajustées. Peut-être est-ce une petite infiltration. Il faut dire qu’il pleut sérieusement là-dehors. Il frissonne une fois de plus et se concentre sur sa tâche, mais parvient à peine à empêcher ses mains de trembler, ses dents de claquer. Sa femme cesse son ouvrage et plonge un regard triste dans le sien.
        - Tu as froid, n’est-ce pas ?
        Il ne l’avoue pas de bon cœur, mais il ne peut le nier. La goutte sporadique s’est changée en véritable fuite, qui coule sur ses épaules sans discontinuer, mais curieusement il ne cherche pas à l’éviter.
        Se femme s’approche, s’agenouille devant lui et lui prend la main. Sa voix est douce et mélancolique à la fois.
        - Tu es mort une fois de plus cette nuit, tu sais ? Tu avais peut-être raison, il serait peut-être temps de redescendre au village.
        - J’ai peur de te perdre si je m’en vais.
        - Tu ne me perdras pas. Pas plus en tout cas. Il est peut-être temps de te souvenir.

        Ce soir terrible.

        - Non !
        - Si, j’ai mal de te voir souffrir ainsi. Regarde-toi ! Depuis ces quelques mois, tu es devenu maigre, tu meurs de plus en plus souvent... Combien de temps pourrons-nous continuer ainsi ? Ce n’est pas raisonnable, ce n’est pas bien.
        - Tu ne veux plus de moi ?
        - Si. Oh si, bien sûr. Mais on ne peut lutter sans fin contre le passé. Tu dois ouvrir les yeux. L’hiver approche, il va falloir s’y faire.

        Elle se tait, se relève et le tire par la main pour qu’il fasse de même. L’eau ruisselle toujours plus du plafond, le feu meurt petit à petit dans la cheminée sans que l’un ou l’autre se préoccupe de le raviver. L’Immortel se noie dans les yeux de sa femme, il la serre fort dans ses bras. Elle a raison, il le sait. Cela fait longtemps déjà qu’il aurait dû l’accepter.

        Ils sont venus de la plaine, armés de bâtons et de fusils. Ils ont volé les bêtes et tué son cheval. Ils ont pillé sa maison et y ont mis le feu. Ils les ont tués, lui et sa femme. Puis ils sont repartis, en riant de leur butin, tandis que s’élevaient les flammes de son bonheur à jamais perdu.

        L’Immortel pleure, et ses larmes se mêlent sur son visage à la pluie qui coule maintenant librement sur lui. Le toit ne fuit pas, il est effondré depuis déjà longtemps. Seuls les murs noircis se dressent encore au-dessus du sol. Le vaisselier renversé est une île sur une mer de vaisselle brisée. La tête de cerf de la cheminée, qui a miraculeusement survécu à l’effondrement de la maison, est à présent mangée de mousse et de vers, exposée aux intempéries depuis des mois. Debout dans le salon, l’homme contemple la forêt sombre, les restes de l’étable où plus aucun animal ne dort, le potager incendié comme tout le reste de ses possessions. Et il se souvient. Son réveil au milieu des ruines de sa demeure, la seule qu’il ait jamais affectionnée. Dans ses bras le cadavre de sa femme, la seule qu’il ait jamais aimée. Comme par magie pourtant, elle s’était redressée, comme par magie les murs s’étaient relevés, le plafond remonté, les bêtes ressuscitées... Comme par folie plutôt.
        Mais elle a raison. Souffrir ainsi, aveugle et affamé ; mourir régulièrement transi et décharné, rien ne la ramènera. Il a eu beau essayer tous ces mois, il sait maintenant que le sort est rompu, il est trop tard pour replonger dans le rêve du présent.

        Alors l’Immortel déchiré tourne le dos à ce cauchemar pour faire enfin face à la vie et à l’avenir. Quoi qu’il advienne, il n’oubliera pas ce qu’il s’est passé. Mais la vie continue, envers et contre tout.