Je suis la Mémoire du Temps

Frédéric Jeorge - zarkass@gmail.com

13/09/2002




        C’est un don, c’est inné. Cela ne se travaille ni ne s’apprend, ne s’acquiert ni surtout – hélas – ne se perd. Cela s’est manifesté alors que je n’étais encore qu’un enfant, curieusement calme et pensif. Mais ce n’était pas l’école du village, où un brave prêtre nous enseignait quelques notions de langues étrangères et de philosophie, qui pouvait alimenter suffisamment mon jeune esprit. On voulut me faire aller à Athènes, à l’Université, mais qu’y aurais-je fait, comment y aurais-je vécu ? Pour un fils de paysans, je devais déjà m’estimer heureux de savoir à peu près lire le grec. Pourtant, mon destin ne me liait pas à la terre, et c’est un sage d’Alexandrie qui m’emmena un jour, loin de mon village et des miens. Je n’ai jamais oublié le visage de ma mère, agitant faiblement la main dans le lointain, tandis que mon père se protégeait les yeux du soleil pour me voir le plus longtemps possible. Je n’ai pas oublié. Comment le pourrais-je ?
        A mesure que je grandissais, on me trouva une utilité croissante au sein des intrigues politique et diplomatiques qui déchiraient déjà le gouvernement. Ma tâche était simple, je devais répéter. Conversations entendues au détour d’une colonnade ou en sessions parlementaires officielles, rouleaux hâtivement déchiffrés au passage d’un messager, textes de lois ou citations classiques. Quoi que l’on me demandât, je le savais. Je savais tout, et ce qui est terrible, c’est que je sais toujours. Je me souviens aussi bien aujourd’hui de la réponse de Cassius Bellinus au chef de la milice venu l’arrêter, que le jour où je l’ai surprise. Et ce n’est pas parce qu’un coup de glaive impatient me fit alors perdre la vie pour la première fois. Car je me souviens aussi parfaitement d’une coquille remarquée dans un article à mon sujet, dans le New York Times du 12 juin 1932, page 6, et de tout le contenu de cet article, à la virgule près. De l’inventaire exact de la bibliothèque de Sir Archibald, qui brûla le 21 octobre 1525, comme du contenu de tous ses livres. Mot à mot. De sa remarque en me trouvant plongé dans leur lecture, et de tout ce dont il m’a entretenu depuis notre rencontre. Je me souviens de tout ce que l’on m’a dit, comme de tout ce que j’ai lu, comme de tout ce que j’ai vu ou su, depuis toujours.
        C’est mon deuil, ma malédiction, mon tourment. C’est ma joie, mon cadeau, mon réconfort. Ce fut ma vie, ce sera ma mort. Je suis la mémoire du temps, je me souviens. De tout. A jamais.

        Je sais que je ne suis pas le seul à avoir une mémoire parfaite, d’autres sont apparus au cours des siècles, mais ils ont rarement vécu vieux. Et aucun à ma vaste connaissance n’eut le malheur d’être, comme moi, Immortel.
        Les premiers siècles passèrent sans trop de soucis, je n’ai jamais été belliqueux et n’ai, fort heureusement, que peu eu à me battre. Mais c’est après que cela s’est gâté. Mille ans, deux mille. Bientôt trois mille, et je n’en peux plus. Le déferlement s’est amplifié de façon exponentielle au vingtième siècle. Trop de savoir, trop de données et de connaissances, de faits et de nombres, d’images et de sons ! J’ai réellement pris conscience de cet excès dans les années 1930, en travaillant en Amérique. On m’appelait alors « Mister Memory », surnom que l’on m’a donné en cent langues depuis des siècles, mais j’ai dû quitter cet emploi après la sombre affaire des Trente-neuf Marches.

        Depuis, je fuis le passé en me réfugiant dans le présent. Un quotidien calme et tranquille, une vie d’ermite, recluse et solitaire, des repas tous identiques, aucun livre que je n’ai déjà lu, aucune musique que je ne connaisse déjà. Cela ne m’empêche aucunement de me souvenir de mon menu de la veille mais au moins, le sachant identique à celui d’avant-hier ou de demain, j’accepte mieux cette mémoire, infime et ridicule, surtout comparée à tant d’autres, mais si absurdement précise et présente !

        J’ignore combien de temps encore je pourrai résister à l’enlisement, à la surcharge sans fin des souvenirs parfaits mais une chose est certaine. Celui ou celle qui me tranchera la tête sera puni. Comme le dard d’une abeille, ma mémoire est une arme, et je plains presque le malheureux qui recevra d’un coup trois millénaires de détails précis et de dates exactes, de noms complets et d’images intactes, de sons clairs et d’actions nettes. Car je suis la mémoire, la mémoire du temps.