Frédéric Jeorge

zarkass@gmail.com
5 Septembre 2002

Disclaimer : Les personnages et les thèmes empruntés à d’autres ne m’appartiennent pas plus que ceux d’Highlander, mais bon... De toute façon, c’est juste pour le fun et ça ne se prend absolument pas au sérieux !


         Le 3 septembre 1872, à 13 heures 35 minutes et 41 secondes, un cheval de type percheron, dont le poids atteignait une tonne, remontait la rue Saint Vincent en tractant un chariot de marchandises. A la même seconde, à la terrasse d’une auberge à deux pas de la place du marché, le vent faisait se balancer une chaise comme par magie sans que personne s’en aperçoive. Au même instant, au premier étage de son palais présidentiel, Adolphe Thiers, de retour de Conseil de Guerre, effaçait en soupirant le nom de la cinquième compagnie décimée de son plan de bataille contre la Prusse. Toujours à la même seconde, une femme portant cape et chapeau se détachait de la foule des passants pour atteindre le couvent des Ursulines dirigée par Mère Marie Thérèse des Sept Plaies de Notre Seigneur, née Fernande Lepont, et déposer un nourrisson sur le pas de la porte. Vingt-neuf ans plus tard mourait pour la première fois… Thomas… Letrouvé.

         Le mentor de Thomas, ancien chevalier de Louis VI le Gros, l’avait repéré de son vivant tandis qu’il vendait sur le marché les broderies du couvent. Hughes de Thibaudeau n’aime pas : ressentir un buzz alors qu’il est en train de pisser ; il n’aime pas : surprendre sur son long manteau un regard de dédain ; avoir la peau plissée par un quickening reçu dans l’eau ; être, par quelqu’un qu’il n’aime pas, transpercé d’une épée. Hughes de Thibaudeau aime : arracher de grands lambeaux de chair à ses ennemis ; aligner toutes ses épées, et bien les affûter avec soin ; vider son katana-space, bien le nettoyer, et tout ranger, enfin.

         Thomas a quarante ans. Comme tous les jeunes Immortels, il aimerait que son mentor lui témoigne un peu d’affection de temps en temps. Mais il n’a de contact physique avec lui qu’au cours du duel d’entraînement hebdomadaire. Le jeune homme, bouleversé par cette intimité exceptionnelle, ne peut conserver sa concentration. Dès lors, son mentor le croit victime de maladresse chronique.

         A cause de ce handicap fictif, le jeune Thomas ne combat pas les siens : c’est son mentor qui lui tient lieu de protecteur.
         - Cinquième, parade en seconde, contre attaque.
         - Cinquième…
         - Très bien…
         - … parade en attaque !
         - Non !

         Privé du contact des autres Immortels, ballotté entre son terrible secret et l’attitude glaciale de son mentor, Thomas n’a de refuge que dans le monde qu’il photographie sur plaque de verre. Dans ce monde, les têtes se recollent comme le reste ; et le maître de son mentor, disparu depuis des mois, a en réalité choisit d’effectuer d’une traite la totalité de ses morts. « Comme ça je serait complètement invincible pour le reste de ma vie. » La seule amie de Thomas s’appelle Suzanne. Malheureusement, les mystères du jeune homme ont piqué la curiosité de la demoiselle.
         Les tentatives d’espionnage de Suzanne ne faisant qu’augmenter le stress de Hughes, une décision est prise.
         - Assez !

         Pour consoler Thomas de leur départ pour une autre ville, son mentor lui offre une nouvelle chambre photographique. Un Guetteur profite de sa la naïveté du jeune Immortel pour lui acheter des portraits de lui et de son mentor, lui faisant croire qu’il a du talent. Comme il a pris des clichés pendant des années, une grande joie envahit Thomas. Quelques années plus tard, réalisant que l’inconnu s’était moqué de lui, Thomas décide de se venger, retrouve et égorge l’impudent.

         Et puis un jour c’est le drame. Comme chaque année, Hughes de Thibaudeau emmène son élève brûler un cierge à Notre-Dame afin que le Ciel lui accorde une gentille compagne. La réponse divine intervient trois minutes plus tard. Hélas, ce n’est pas une jolie demoiselle qui les attend à la sortie du sol sacré, mais un Immortel québécois, Jean-François Rivière, résolu à lui ôter la vie. Hughes de Thibaudeau, ancien chevalier, est tué en quelques instants.


         Après la mort de son mentor, Thomas se retrouve en tête-à-tête avec lui-même. Déjà peu liant, il se replie encore d’avantage sur lui-même et se lance dans la construction maniaque d’un nouveau type d’appareil photo automatique, pour mieux se consacrer à sa passion de l’image fixe.

         Les jours, les mois puis les années passent. Le monde extérieur paraît si dangereux que Thomas préfère photographier la vie et s’entraîner en attendant d’avoir l’âge d’affronter les autres.



         Quatre-vingts ans plus tard, il est réparateur de Photomaton à Paris. Nous sommes le 20 septembre. Dans quarante-huit heures, le destin de Thomas Letrouvé va basculer.

         Mais ça, pour le moment, il n’en sait rien. Pour lui la vie suit discrètement son cours parmi ses collègues et les cabines de la capitale.



         Les locaux de la société des Photomatons de Paris sont situés dans une petite cour du IXème arrondissement. Des cabines en panne sont alignées contre les murs et, il faut bien l’admettre, ses employés passent plus de temps en pause qu’en activité.

         Lui c’est Jacques, le patron. Il louche un peu mais n’a jamais manqué une photo. Quand il était jeune il travaillait chez Paris-Match. Il aime : le petit grincement qui accompagne la dernière image d’une pellicule. Il n’aime pas : voir quelqu’un écrire à la bombe sur les murs.

         A l’atelier c’est Henri, l’allergique imaginaire. Quand ce n’est pas au pollen ou à la graisse d’oie, c’est à la chimie des machines. Celui-là n’aime pas entendre crier les supporters dans la rue.

         Le type qui les observe, l'air endormi, c'est Albert, en fait le Guetteur de Thomas. Il passe ses journées à l’espionner désespérément pour voir s'il se passe enfin quelque chose dans la vie de « son » Immortel. La seule chose que celui-ci aime c'est déchiqueter en de minuscules morceaux les tickets de métro usagés.

         Enfin voilà Miguel, il est chargé de la comptabilité et de répondre au téléphone. C’est aussi un jeune Immortel que Thomas forme, en attendant de lui trouver un maître plus compétent. Miguel aime : la résonance des lames qui s’entrechoquent. Son épée, quant à elle, aime rester tranquillement dans son fourreau.


         Souvent le week-end, Miguel prend le métro à République pour aller rendre visite à son mentor.
         - Pourquoi tu profiterais pas de ton Immortalité...
         - Pour quoi faire?
         - Ben pour voyager. T'as jamais quitté la France...
         - Avant je ne pouvais pas... à cause de ma maladresse... Et maintenant... maintenant... pas envie.


         Parfois le vendredi soir, Thomas va au cinéma. Il aime bien entendre les cris d’horreur des spectateurs dans la salle, et remarquer les petits détails illogiques des combats, que personne ne voit jamais. Mais par contre il n’aime pas les films stupides à propos d’extra-terrestres aphones exilés de Zeist sur Terre. Thomas n’a pas de femme dans sa vie. Il a bien été marié une fois ou deux, mais le résultat n’était pas à la hauteur de ses espérances.

         En revanche il cultive un goût particulier pour les petits plaisirs : plonger sa lame au plus profond d’un adversaire; briser la nuque des têtes brûlées qui lui empoisonnent la vie ; et faire glisser une pierre à affûter le long de son épée en lui arrachant de petites étincelles.


                                                                        ***


         Nino et Amélie vivent ensemble depuis quelques semaines. Le jeune homme s’est installé dans l’appartement de sa chère inconnue masquée, et a fait la rencontre de ses pittoresques voisins : de Collignon l’épicier à Raymond Dufayel, surnommé l’homme de verre, en passant par Madeleine Wallace, la concierge. Amélie et lui s’entendent à merveille, et la vie suit son cours de long fleuve tranquille, entre le café des Deux Moulins, le sex-shop et la foire du Trône. Souvent, en fin de semaine, les jeunes amoureux se promènent au pied de la butte Montmartre, ou font ensemble des ricochets sur le canal Saint Martin.
         Par l’un de ces jours, calmes et sereins, ou chacun profite des derniers belles après-midi, Amélie et Nino déambulent le long des quais de la Seine, en reparlant de l’inconnu du Photomaton, ce mystère qui n’en était pas un et les a pourtant rapprochés, quand Nino tombe en arrêt devant un stand de bouquiniste. Il a changé une fois de plus de collection, et après les rires, les empreintes dans le ciment et les photos d’identité ratées, entre autres, il se lance désormais dans les anciens clichés banals. Ses nouveaux albums s’emplissent peu à peu de vieux portraits, sur papier, plaque de verre ou de cuivre, où des gens rigides posent pour la postérité, le regard absent et la moustache tombante. Nino trouve son bonheur à bas prix, car il s’intéresse surtout aux images un peu ratées, pas très nettes, où le sujet baille ou a les yeux fermés, un peu comme un instantané du passé.
         L’image qu’il extrait, avec précaution mais sans pouvoir empêcher ses mains de trembler, du bac « tout à 10 francs », est le portrait d’un homme en costume noir, un chapeau melon à la main et une canne accrochée au bras, un monocle glissé dans la poche de sa chemise, le cheveu rare et gominé, le regard morne dans un visage un peu mou. L’image semble dater des années trente, et pour tout titre elle porte un mot griffonné au dos, « Autoportrait ». Il la montre à Amélie, qui la regarde bouche bée puis lève sur son ami des yeux stupéfaits. Sur cette photo vieille de soixante-dix ans se tient l’inconnu du Photomaton.


                                                                        ***


         Thomas marche rapidement, il a hâte de sortir de cette petite rue déserte. Quoi qu’il fasse, où qu’il soit, quelle que soit la densité et la modernité de la ville, ce genre de ruelle semble constamment s’ouvrir devant lui. C’est comme ce brouillard stupide, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse grand soleil, il peut être sûr qu’en rencontrant l’un des siens se lèvera une purée de pois à ne pas voir de bout de son épée.
         Soudain, avec une grimace exaspérée, il serre les poings. C’était prévu. Un buzz résonne dans son crâne. Rapidement, il dégaine son épée tout en coiffant ses cheveux ras de la perruque noire, coiffée en catogan, qu’il garde avec son arme en prévision de ces rencontres malvenues. Un homme est dressé dans l’allée sombre, sabre au clair, déjà en garde. Au moins un qui ne s’embarrasse pas de baratin inutile. Thomas s’avance à son tour d’un pas nonchalant, son katana posé contre son bras.
         - Je suis Duncan MacLeod du clan MacLeod ! lance Thomas d’une voix qu’il espère forte et assurée.
         Silence, l’autre ne répond pas tout de suite mais ses épaules s’affaissent imperceptiblement.
         - Duncan MacLeod ? LE Duncan MacLeod ?
         - Et qui veux-tu que ce soit ? File avant que je te découpe.
         L’inconnu hésite un instant, puis il rengaine précipitamment sa lame et s’éloigne à grands pas, tentant en vain de garder son calme. Thomas soupire longuement. Cette ruse grossière fonctionne assez souvent mine de rien, le Highlander a une telle réputation de combattant, et puis, ça ne peut pas lui faire de mal qu’il lui emprunte un peu sa renommée de temps à autre… C’est pour la bonne cause : sa survie.


                                                                        ***


         Le timbre de la sonnette fait sursauter Raymond Dufayel et Amélie. Ils étaient tout deux plongés dans l’examen attentif autant qu’interloqué de la dernière récolte de Nino. Etalés sur la table devant eux, une dizaine de photographies, de la fin du siècle dernier à nos jours. Et sur chacune d’elle, dans une pose et une tenue adaptée à chaque époque, le même homme, parfaitement identique, leur fait face. Amélie tient en main une bande de clichés d’identité, ceux-là même que Nino a récupéré des mains du réparateur, et la comparaison des portraits ne laisse planer aucun doute.
         La jeune fille se lève et va ouvrir. C’est Lucien, le commis de l’épicier, qui apporte un cageot avec les provisions de l’homme de verre.
         - Bon… bonjour Mamoiselle Amélie, bonjour monsieur Dufayel.
         - Bonjour mon petit Lucien. Pas de courrier aujourd’hui ?
         - Non monsieur Dufayel. Mais mons… euh, euh, je veux dire Colignon-crèpe-chignon, il a dit qu’il a pas encore reçu l’huile que vous avez demandé. Vous faites de la photo maintenant monsieur Dufayel ? Vous avez une photo de Lady Di ?
         Lucien s’est avancé et regarde les images étalées sur la toile cirée, avec dans le regard un air sérieux que ne lui a jamais vu Amélie.
         - Non Lucien, répond doucement Amélie. Pas Lady Di, mais un homme qui est sur des photos depuis très longtemps.
         - Peut-être n’est-ce qu’une ressemblance ?
         C’est au tour de Dufayel de relever la tête et de scruter les yeux de Lucien. Jamais il parle de cette façon, claire et précise. Comme s’il s’en rendait subitement compte, le jeune handicapé leur fait un grand sourire et les salue en bredouillant comme à l’accoutumée. Après son départ, Amélie et le vieil homme se regardent, se demandant l’un comme l’autre ce qu’ils ont entrevu. Car l’espace d’un instant, quelques secondes à peine, le Lucien un peu simple qu’ils pensaient connaître leur a semblé très, très différent. Plus vieux que Raymond, plus sage qu’Amélie. Mais aussi, et c’est ce qui les trouble, plus méchant que Collignon, oh oui, bien plus cruel.


         Dans l’escalier grinçant, seul à l’abri des regards, Lucien, autrefois nommé entre autre Lucius Abribus, serre les dents. Il a failli perdre son contrôle, il a laissé se fissurer l’image du benêt serviable qu’il s’efforce de bâtir depuis des années. Devant Collignon ou la concierge, passe encore, mais cette Amélie, avec sa terrible perspicacité et sa manie de se mêler de la vie des autres, est autrement plus dangereuse pour son anonymat.
         Ce n’est pas tant que faire l’idiot et jouer le larbin aux ordres d’un épicier sadique soit très agréable, mais cela a l’avantage de lui fournir une couverture d’une discrétion absolue. Cet andouille de Thomas Letrouvé, qui s’est laissé photographier ainsi, n’a pas intérêt à laisser son secret s’éventer jusque ici.


                                                                        ***


         Thomas passe au bureau pour faire son compte-rendu. Jacques lui fait signe de venir dans son bureau.
         - Quelqu’un a téléphoné pour toi aujourd’hui, enfin, je pense que c’est pour toi. Il voulait parler à l’homme aux baskets rouges qui s’occupe des cabines de la Gare de l'Est. C’est bien la première fois que ça sonne pour toi ici !
         - Que voulait-il ?
         - A pas précisé. Pas de coordonnées non plus, doit rappeler.
         - Tu peux me rendre un petit service, Jacques ? S’il le fait, ne me le passe pas, dit que je suis absent, ce que tu veux. Et puis je cèderai bien le secteur Est à Albert, histoire de changer un peu.
         - De changer, toi ?! Qu’est-ce qui t’arrive, tu sais qui était au téléphone ?
         - Non, mais je n’ai aucune envie de le savoir. Moins on s’occupe de moi, mieux je me porte.

         Ce soir-là, Miguel est venu boire un verre chez son mentor et néanmoins ami Thomas, quand ils sont tous deux surpris par un buzz. Trop tard pour fuir, et de toute façon l’homme qui se présente à la porte n’a pas l’air bien dangereux. Petit et limite malingre, il cache un bras difforme dans les plis de son manteau. Sans un mot, il entre et verrouille derrière lui.
         - Lucien ? Dis-donc ça fait un bail. Je te présente Miguel, mon élève.
         Malgré sa sévérité de surface, Lucien éclate de rire.
         - Tu as un élève, toi ? Ah, c’est trop drôle.
         - Mais, enfin ! Ca va, je ne suis pas plus mauvais qu’un autre.
         - Que Rodrigue Ainnautre ? Non en effet, mais il reste sur un sol sacré, lui, pas fou. Enfin, ce n’est pas pour ça que je suis venu. Depuis le temps que tu t’amuses avec tes photos, tu t’es fait repérer mon vieux. Une gamine de l’immeuble à côté de chez moi a des images de toi à toutes les époques, et elle est aussi futée que mignonne. C’est pas sérieux, je t’avais mis en garde contre ça.
         - Oh ça va, hein, tu n’as pas de leçons à me donner là-dessus, monsieur je-me-fais-tirer-le-portrait.
         - Ca c’est bas, surtout que je défie quiconque de me reconnaître !

         Miguel, largué, s’avance d’un pas.
         - Euh, vous m’expliquez, là ?
         Thomas commence par s’asseoir avant de se lancer.
         - Figure-toi que mon ami a commencé sa carrière en Egypte. Il se faisait appeler à l’époque Numerobis et était architecte en Alexandrie. Suite à un pari stupide entre Cléopâtre et Jules César, il a dû bâtir un palais en trois mois.
         - Trois mois ?
         - Et oui. Bien sûr, c’était impossible, alors il s’est fait jeter aux crocodiles et est devenu Immortel. Il a alors trouvé refuge dans un petit village d’Immortels gaulois, en Armorique, qui résistait encore et toujours à l’envahisseur. Les Romains ne comprenaient pas pourquoi la population de ce village qu’ils massacraient régulièrement était à nouveau sur pied à la bataille suivante ! Ils sont allés chercher des histoires de potion magique, des trucs comme ça. Enfin, toujours est-il qu’après quelque temps, Numerobis a pris le nom romain de Lucius Abribus et est allé vivre à Rome. Là, un sculpteur a taillé son visage en grand, et il est toujours là-bas ! Et môssieur vient me faire la morale pour trois-quatre photos jaunies !
         - Et bien oui, et tu devrais faire quelque chose, parce que là ils en ont des échantillons suffisamment variés pour te pincer, et je ne vais sûrement pas griller ma couverture en allant les faucher pour toi.
         - Ah merci Lucius, je savais pouvoir compter sur toi.
         - Oh, tu m’as entendu ? J’ai dis que…
         - C’est chic de te part.
         - Mais…
         - Non, vraiment, j’apprécie.
         - Vraiment t’exagères, hein.

         De l’autre côté de la porte, Collignon, Guetteur à plein temps de Lucien. enregistrait chaque mot de la conversation.