PREMIERE PARTIE


"Qui mérite l'exclusivité de toute une vie ?"
Jean-Jacques Goldman






         Sebastiao paye le taxi qui le ramène de l’aéroport, sort ses sacs du coffre et fouille un instant ses poches à la recherche de ses clés. Arrivé devant chez lui, il s'immobilise. La serrure a été forcée et la porte est restée entrouverte. Son premier réflexe est de sortir son épée du sac de sport doublé de plomb qui la dissimule. De la pointe de la lame il pousse le panneau de pin fendu et entre précautionneusement. La pièce est ravagée, le sol couvert de verre brisé, les rideaux en partie arrachés pendent lamentablement des murs, la bibliothèque renversée répand ses livres et du vaisselier coule encore une pluie de porcelaine brisée, signe que le saccage est récent. Aucun buzz n’étant à portée, l’Immortel glisse l’arme dans sa cachette près de l’entrée. Sans doute s’agit-il d’un cambriolage ordinaire.
         - Sabina ? Sabina es-tu là ? appelle-t-il, anxieux.
         Un pleur étouffé lui parvient. Il court dans la chambre, dégage le lit d’un violent coup de rein et ouvre la trappe ménagée en dessous. Sabina sort de la cache et se jette dans ses bras en pleurant.
         - Sebastiao, j’ai eu peur, si peur...
         - Là, là, c’est fini. Que s’est-il passé, un cambrioleur ?
         - Non, je ne crois pas, c’est... autre chose. Une femme est entrée en fracassant la porte. Elle avait une... épée à la main et a commencé à me menacer, elle voulait savoir où tu étais. J’ai dis que je ne savais pas et j’ai suivi ta consigne en courant dans la chambre, j’ai verrouillé derrière moi, ouvert la fenêtre pour faire croire que je fuyais par là et me suis glissée dans la cachette. Elle a défoncé la porte, je l’ai entendue jurer, puis fouiller la maison et... plus rien.
         - Tu as bien fait de te cacher. Heureusement que j’avais prévu que cela pouvait arriver.
         - Que tu aies prévu ne l’excuse pas ! Qui était-ce, enfin ?
         - Je n’en sais rien ! A quoi ressemblait-elle ?
         - Taille moyenne, cheveux gris, au moins dans la soixantaine... Etonnant qu’elle ait eu la force de faire autant de dégâts !
         - Je ne vois vraiment pas qui ça peut être... Oh, regarde, là, sur la desserte !
         Au milieu du carnage se dresse encore, intacte, une petite table de salon en verre, îlot incongru de fragilité sauf au milieu d’une mer de chaos. Dessus, un papier couvert d’une écriture agressive, maintenu en place par la tête d’une poupée vénitienne décapitée dont le corps arraché gît un peu plus loin. Le Brésilien s’empare du papier et lit nerveusement :
         « Les traîtres et les lâches ne peuvent se cacher éternellement. Je serai ce soir dans l’ancienne usine de voitures, à la sortie de la ville. N’oublie pas de venir avec ton épée et ta charmante femme. »
         - Qu’est-ce que cela signifie ? Et ton épée, quelle épée ? La vieillerie de ton grand-père que tu gardes dans le placard de l’entrée ? Et pourquoi la folle de tout à l’heure en avait-elle une ? Explique-moi Sebastiao !
         - C’est une vieille histoire. Je n’ai pas le temps pour l’instant. Que faire... Si je te laisse ici et que j’y vais, elle peut en profiter pour t’enlever. Si nous y allons ensemble, je ne pourrai pas forcément te protéger... Nous allons partir, tant pis.
         - Me protéger contre quoi, enfin ! Je croyais que tu me faisais confiance...
         - Depuis combien de temps sommes nous ensemble ? Trois ans, non, quatre ? Je ne veux pas te perdre. Mais j’ai des soucis, de gros soucis. Des gens dangereux m’en veulent.
         Sabina s’approche de son mari, noue ses bras autour de son cou et susurre :
         - Qui que ce soit, ils ne nous sépareront pas.
         Sebastiao prend une profonde inspiration. La tentation de tout lui raconter est grande... Il n’aurait pas besoin de se tuer devant elle ni même de lui parler - comme c’est d’ordinaire le cas dans ces circonstances - des grands moments de l’histoire qu’il a traversés au cours de ses deux cent cinquante ans de vie. L’âme simple et généreuse de la jeune fille, pétrie de religion et de superstition, saurait accepter la chose comme naturelle. Mais il ne veut pas, pas déjà, pas tant qu’il lui reste le choix. C’est l’une de ses règles de vie. Les mortels ne doivent pas savoir.

         Dans la voiture anonyme qui les emmènent loin de la ville à la sécurité compromise, Sabina regarde en silence son mari qui conduit. Son profil décidé se découpe par intermittence au gré des phares et des lampadaires. Il est très beau, métissé de blanc, d’indien et de noir à doses très subtiles, et elle joue parfois à déterminer quelle est la couleur de sa peau ou ses traits dominants, mais doit à chaque fois y renoncer tant le mélange est délicat. Elle se souvient de leur rencontre, quelques années auparavant. C’est lui qui l’a remarquée le premier, quelque part dans le centre-ville de Rio, l’a abordée sous un prétexte futile, et son charme, le mystère de son long manteau bien trop chaud pour l’endroit, la profondeur de son regard ont fait le reste.

         De son côté, il ne dit rien, concentré sur la conduite et ses pensées. Il s’en veut de ne pouvoir lui révéler son secret, mais il arrive toujours un moment où il regrette ce genre de confession. D’habitude les mortels sont incrédules, ou bien crient au miracle ou au démon. Il a même dû en tuer par le passé pour être sûr de leur silence. Malgré ses mystères, Sabina l’a accepté comme il est, et cela lui fait du bien de n’être considéré que comme un humain. Avec un don un peu spécial, certes, mais un homme avant tout. Elle ne l’a pas ouvertement interrogé sur son passé, honorant son silence, mais il sent bien que les questions lui brûlent les lèvres. De quoi pourrait-il lui parler ? De sa naissance et de son enfance difficilement vécue entre les multiples guerres locales, parmi les colons qui se déchiraient pour un pays vaste comme un continent, arraché jeune à ceux qu’il croyait ses parents pour être confié à des missionnaires, récupéré par des Indiens lors du massacre de la colonie, puis tué par son peuple d’origine qui le prit pour un autochtone, quelques années plus tard. De sa première résurrection, immonde cauchemar dont pas un démon ne rêverait pour ses ennemis, écrasé au fond d’une fosse commune où les corps éventrés de sa tribu d’adoption se vidaient sur lui, leur sang noir coulant dans sa bouche, avec entre ses bras le cadavre de sa femme qu’il avait voulu protéger malgré tout. Mort à nouveau trois fois de faim et d’asphyxie dans cette antichambre de l’enfer absolu, jusqu’à en être enfin libéré, hagard, à demi-fou, par une femme mystérieuse qui lui révéla sa vraie nature. Du temps qu’il lui avait fallu pour réintégrer la communauté des vivants après cette épreuve. De ses errances à travers un monde en pleine mutation, entre le nouveau qui se cherchait et l’ancien continent qui se perdait, tout autant que lui-même se poursuivait et s’égarait dans les méandres du temps et de la brutalité. D’une vie faite de violence et de meurtres, d’amis que l’on croyait fidèles et que l’on retrouve morts ou ennemis...
         Il aime trop Sabina pour l’entraîner dans ce monde de ténèbres.







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         Une ville tranquille, quelque part en Occident. La nuit est tombée et le vent du nord se lève, mais il ne fait pas vraiment froid. Le ciel écharpé de brume laisse entrevoir quelques étoiles, on entend l’écho d’un rire qui se répercute dans les ruelles étroites, plus bas dans la ville. Il n’y a pas grand monde dans les rues à cette heure tardive. Loin des capitales on se couche plus tôt, et les rares promeneurs peuvent profiter de la vieille cité comme si elle leur appartenait.

         Tout en marchant, Laura s’appuie contre son ami. Paolo... Au terme de l’une des plus agréables soirées dont la jeune femme puisse se souvenir, il vient de lui demander sa main. Timide, presque maladroit, avec son fort accent du sud et son charme ténébreux. Cela fait deux ans qu’ils sont ensemble, un qu’ils vivent en couple. Pourtant elle n’a pas dit oui. Pas tout de suite. Non qu’elle n’en ait envie plus que tout au monde, mais elle n’est plus aussi libre que par le passé. Une compagne sournoise, vicieuse, la suit pas à pas désormais, où qu’elle aille. Une camarade ancienne et très puissante, dont les ailes glacées ne connaissent pas de limites. La Mort. En devenant Immortelle, quelques années plus tôt, Laura a découvert qu’au lieu de la vie éternelle, c’est la mort permanente qui l’attendait. De ses amis, de ses ennemis, de sa famille... Elle est encore trop jeune pour avoir expérimenté tout cela par elle-même, mais ses années passées chez les Guetteurs, avant qu’elle découvre sa nature, lui en ont apprit plus qu’assez sur ses nouveaux semblables pour qu’elle sache quoi attendre des décennies ou – avec de la chance – des siècles à venir.

         Paolo est d’humeur très joyeuse, loin de ses habitudes lorsqu’il travaille dans les services de la police. Il plaisante de tout, rit sans raison. En traversant une place déserte ponctuée d’une fontaine bruissante, il saisit par une extrémité le tube du poster qu’il a acheté à une boutique de souvenirs et fait mine de s’en servir comme d’une épée. Laura d’instinct lève le grand parapluie noir qui ne la quitte jamais, quel que soit le bleu du ciel.
         - Non, ne fais pas ça, arrête.
         - Quoi, allez, joue un peu, tu es toujours si sérieuse !
         - Non, ce n’est pas drôle je te dis.
         Le ton de Laura s’est fait très dur tout à coup mais Paolo ne s’en rend pas compte, il insiste, fait de grands moulinets du bras, frappe doucement les épaules et le ventre de son amie avec le cylindre de carton. Soudain, d’un geste étonnamment rapide, la jeune femme vrille son parapluie autour du poster et d’un mouvement du poignet le fait sauter de la main de son ami. Décrivant une courbe parfaite, il va finir sa course dans la fontaine.
         - Mon Coronelli ! Pourquoi l’as-tu jeté, Laura ? Il est fichu...
         - Je suis désolée Paolo... Je t’ai dit de ne pas faire ça, je n’aime pas...
         Un pâle sourire tente d’éclairer un peu son visage. Elle est si désolée d’avoir gâché l’ambiance de la soirée, tout ça pour un simple réflexe nerveux... Elle veut prendre la main de son fiancé, mais il la retire, vexé.

         Le jeune homme repêche son affiche trempée et quitte la place d’un pas rapide, Laura le suit un peu derrière, se maudissant intérieurement de sa conduite. Ils traversent alors une rue plus sombre que les autres - une de ces ruelles si étroites et peu fréquentées qu’elle ne sont même pas éclairées d’un lampadaire - pour rejoindre un peu plus haut le parking où ils ont laissé la voiture. Laura frémit tout à coup de la tête au pied. En un énorme effort de self-control, elle se force à ne rien changer à sa démarche et à son regard, mais ne peut l’ignorer tout à fait. Il est là il se rapproche il est tout près. Le buzz. Signal honni et redouté entre tous, annonciateur de violence et de mort. La jeune femme accélère le pas juste assez pour rejoindre Paolo sans que cela se voie trop et lui prend la main de force. Il la laisse faire et la glisse avec la sienne dans la poche de son long manteau.
         La voiture n’est plus qu’à cent mètres... quatre-vingt... soixante... Peut-être pourront-ils partir tranquille après tout. Hélas ils n’ont pas cette chance. Un homme se dresse soudain devant eux, comme jailli de nulle part, formé d’ombres et de malice. Assez petit mais de forte carrure, il extrait de son imperméable une large machette et fait un pas menaçant vers le couple terrifié.
         - Dimitri Wladrskaya, de Pologne.
         Paolo, raffermissant sa prise sur le tube de carton encore humide, fait reculer Laura d’un geste protecteur.
         - Je me fiche de qui vous êtes, mais laissez-nous tranquille.
         - Non Paolo, attends... proteste faiblement la jeune femme.
         L’inconnu part d’un rire sans joie.
         - Après tout ton nom m’importe peu. En tout cas permets-moi de te dire que ton fourreau de papier est bien misérable. Sors-en ta lame et laisse-la causer avec la mienne.
         - Ma lame ?
         Le Polonais lève un sourcil étonné devant la réaction de Paolo, mais il n’a pas le temps de répondre car Laura, apercevant un policier faisant sa ronde, l’appelle à grand cri. L’Immortel disparaît aussitôt dans l’obscurité.
         - Oui madame ?
         - Il y avait un homme qui nous menaçait, mais il est parti, merci officier.
         - Même qu’il avait un sacré couteau, renchérit Paolo. Franchement si même les petites villes ne sont plus sûres la nuit maintenant... Il a dit qu’il s’appelait Dimitri... comment déjà ? Un nom de l’est, je ne sais plus. Enfin, il est parti, c’est l’essentiel.

         Une fois en voiture, tandis que Paolo encore sous le choc parle de l’inconnu, Laura serre les dents, laisse même échapper une larme. Elle se sent si pitoyable, insignifiante, impuissante ! Un tel exemple de proie facile pour les autres Immortels qu’ils ne la reconnaissent même pas comme l’une des leurs. Peut-être parce qu’elle n’est jamais décédée encore ? Sa première mort, elle ne s’en souvient pas, et depuis sa vie calme et moderne ne l’y a jamais exposée. Mais que peut-elle bien faire contre eux ? Une femme occidentale, de la fin du XXème siècle, n’ayant jamais trouvé de mentor par crainte d’approcher les autres... Elle a certes déjà gagné un duel. Mais que signifiait-il, ce quickening d’un Immortel d’à peine soixante ans saoul ce jour-là ? Elle ne se berce pas d’illusion et sait bien qu’elle ne fera pas long feu lorsqu’il s’agira d’affronter un adversaire vieux de mille ans. Elle ne fuira pas, mais ne pourra pour ainsi dire rien faire.
         La mésaventure de ce soir l’a vexée au plus haut point. A quoi lui sert de garder en permanence une épée avec elle si ses adversaires n’imaginent même pas que ce pût être elle, avec sa robe sage et son maquillage discret, qui soit l’Immortelle, et non son ami... Ses mains se crispent sur ses genoux. Jamais, plus jamais une telle humiliation, se promet-elle. Elle va trouver un moyen, s’entraîner plus dur encore et surmonter sa crainte de trouver un maître d’arme s’il le faut, mais elle ne se défilera pas une fois de plus.
         - Ho, Laura, tu m’écoutes ?
         - Oui oui.







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         Quand Sabina s’éveille, la route défile toujours et le jour semble sur le point de se lever. La jeune femme se redresse, mais Sebastiao lui appuie aussitôt sur l’épaule pour la faire se baisser.
         - Nous sommes suivis, ne te montre pas.
         - Suivis ! Mais par qui ?
         - Celui ou celle qui me cherche, à n’en pas douter. La Ford bleue, là, elle me colle depuis deux cents kilomètres. Qui que ce soit, cette personne s’attendait à ce que je fuie... Ca n’aura servi à rien. Ecoute Sabina, je vais devoir m’arrêter pour faire le plein, tu vas descendre et te réfugier dans la station service. Une fois là, tu attends au moins deux heures. Fais ce que tu veux, lis, prend un café... Ensuite tu te débrouilleras pour rentrer en ville. Ne vas pas chez nous, même pour prendre des affaires.
         - Mais et toi ?
         - Si tout se passe bien, je te retrouverai chez ta mère dès que possible. Sinon...
         - Sinon quoi ? Il n’est pas question que je te laisse comme ça !
         - Tu n’as pas le choix. Je suis désolé de ne pas te l’avoir dit plus tôt, mais c’est ma vie. C’est comme ça et tu n’y peux rien. Si tu m’accompagnes jusqu’au bout, tu risques de te faire tuer, et ça, c’est hors de question.
         Sabina croise les bras et se tait. Elle sait qu’elle n’aura pas gain de cause.
         - Et tu penses vraiment revenir ?
         - Je l’espère de tout mon cœur. Pour toi... Mais je ne sais même pas qui je vais devoir affronter.

         Sebastiao vient tout juste de pénétrer dans la station, toujours suivi, quand un buzz le prend. Il s’y attendait, mais il lui faut faire vite. Il avait espéré trouver du monde ici, des témoins qui pourraient faire hésiter ses poursuivants, mais à cette heure très matinale personne n’est en vue. Il y a probablement des routiers endormis dans les camions alignés le long de la voie, mais aucun à qui confier sa femme en danger. Tant pis, il ne peut attendre plus.
         - Maintenant, vas-y file ! Et souviens-toi de ce que j’ai dit !
         Docile, Sabina ouvre la portière et se dirige en courant vers le bâtiment, mais elle n’a pas fait dix pas qu’une silhouette surgie du néant la ceinture. Sebastiao n’a pas le temps de sortir pour aller l’aider, sa vitre éclate sous l’impact d’une balle tirée avec un silencieux. Une autre balle lui entre dans le flanc, lui perce un poumon et le cœur. Il s’affaisse, sa prise se relâche sur l’épée qu’il venait de saisir.







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         Une autre ville, plus étendue, plus terne. Il pleut doucement, mais la jeune femme qui marche rapidement n’ouvre pas le grand parapluie qu’elle ne quitte jamais. Laura est d’humeur sombre, comme c’est souvent le cas depuis qu’elle est devenue Immortelle. De la demoiselle rieuse et charmante qu’elle était il ne reste qu’une ombre pâle, une silhouette effarouchée et agressive. Elle sent bien le regard surpris des passants allant de ses cheveux trempés à son parapluie fermé, mais vaut mieux cela que laisser voir une épée à sa ceinture ; elle manque encore de savoir-faire pour la dissimuler correctement sous un manteau et tient beaucoup trop à son arme pour risquer de se la faire confisquer.
         En croisant une impasse, son instinct la pousse à s’arrêter et à tourner la tête. Un jeune couple est là, cherchant à s’abriter derrière des poubelles, menacé par un punk effroyablement sale. Les passants font mine de n’avoir rien vu et pressent le pas en doublant la ruelle, mais Laura est comme hypnotisée. Ce couple... Ce pourrait être elle et Paolo... Malgré sa peur, malgré son appréhension et son désir de discrétion absolue, elle se sait capable de les aider. Elle ne risque rien après tout, et ce sera comme une rédemption.

         Elle serre les dents, s’approche du voyou de dos et lui tape sur l’épaule.
         - Laisse-les tranquilles.
         L’homme se retourne et lui fait face. Un filet de bave lui coule au coin de la bouche, ses yeux sont injectés de sang et sa peau d’une pâleur maladive. Il n’est pas un centimètre carré de son visage qui soit épargné par les tatouages ou les piercings, et ses mèches vertes et violettes ne font rien pour l’arranger. C’est à peine s’il peut fixer son regard flou sur ce qu’il a en face de lui. Laura recule d’un pas, prise d’une vague de dégoût. Il empeste et est visiblement toxicomane en phase terminale.
         - Donne... ton... argent...
         Les mots sortent machinalement, mais plus personne n’est vraiment aux commandes de ce corps ravagé. A ce moment, le jeune homme du couple profite de la distraction pour se jeter sur le drogué, mais d’un seul bras, celui-ci l’arrête et le repousse au loin avec une force surprenante. Il se tourne à nouveau vers Laura et un couteau apparaît comme par magie dans sa main décharnée. La femme agressée, qui s’est précipité sur son ami assommé, pousse un cri strident.
         - D...donne ta thune ou... ou je te plante, bégaie l’inconnu.
         Il agite son canif sous le nez de Laura, qui recule encore d’un pas, puis d’un autre. Elle n’a plus le choix. S’assurant du coin de l’œil que les piétons de la rue ne font pas attention aux événements dans l’impasse, elle ouvre son parapluie, libérant l’épée qu’il dissimule. Une arme à peine longue de soixante-dix centimètres, très légère et en même temps particulièrement solide car faite d’un alliage de carbone. Une poignée garnie de pointes entoure les doigts de la jeune femme, formant un poing américain capable de faire autant de dégât en combat rapproché que la lame elle-même.
         - Moi aussi j’ai un couteau, tu vois. Alors file, et ça ira.
         Le drogué semble n’avoir pas entendu ou pas compris. Il fait un pas vers elle et, d’un geste bien plus rapide qu’elle ne s’y attendait de la part de quelqu’un dans cet état, il lui entaille profondément l’avant-bras, arrachant un lambeau de peau sous le poignet – son ancien tatouage de Guetteuse. Elle réagit aussitôt en visant son épaule, mais aussi surprenant que cela paraisse, il réussit à la parer avec son misérable couteau ! Deux ripostes plus tard, le cran d’arrêt se brise sous le choc auquel il n’est vraiment pas conçu pour résister. Laura blesse alors légèrement le drogué au ventre, une coupure guère dangereuse pour sa vie mais censée faire très mal. Pourtant, il ne réagit absolument pas, ne frémit même pas sous la brûlure du métal ! En désespoir de cause et ne voulant tout de même pas le tuer, la jeune femme inverse sa prise sur son arme et rabat la lame de long de son bras, se servant uniquement de son poing hérissé de métal. Elle en décoche un violent direct dans la mâchoire de son adversaire, qui titube un instant, mais revient à l’assaut. Comment peut-il être encore conscient après un tel coup, surtout dans son état ?
         Elle craint de devoir finir par le tuer lorsqu’il s’arrête soudain, alors qu’elle a déjà la main levé, prête à l’abattre. Il balbutie quelques mots incompréhensibles, se passe la main sur les yeux. Un peu d’écume jaillit de sa bouche et du sang coule de son nez, se mêlant à celui de sa joue fendue. Il s’écroule soudain et reste au sol sans bouger. L’Immortelle, méfiante, s’accroupit à côté de lui et pose deux doigts sur sa tempe. Il est mort.
         Les deux jeunes s’approchent, un peu effrayés.
         - Vous l’avez...
         - Non, il est tombé tout seul. Overdose, je suppose. Vous avez vu sa force ?
         - Les effets de la drogue sans doute. Mais vous êtes blessée, mademoiselle, vous avez du sang plein le bras !
         Laura détrousse rapidement sa manche pour masquer l’absence de plaie.
         - Non, une égratignure, ce n’est rien. Vous, ça va ?
         - Oui... Merci, merci d’être intervenue. Il n’y a plus grand monde pour aider les autres de nos jours. Nous vous devons peut-être la vie.
         - N’en parlons plus. J’avais une dette à régler envers moi-même.
         Tandis que les deux jeunes se confondent en remerciements, Laura se penche sur le corps sans vie et, surmontant son dégoût, entreprend d’en fouiller les poches. Quelques billets qu’elle délaisse. Des seringues vides dont la présence ne l’étonnent guère. La carte d’un bar qui lui est inconnu. A tout hasard, elle la garde. Le portefeuille lui apprend le nom du drogué. C’est tout. Une sirène de police se faisant entendre, Laura s’empresse de faire disparaître son arme dans son fourreau camouflé et part se fondre dans l’anonymat de la cité. Une idée lui est venue.


         - Moi je ne vais pas plus loin, je vous préviens.
         - Bon tant pis, arrêtez-moi ici, je continue à pied.
         - Vous êtes sûre mademoiselle ? J’espère que vous savez ce que vous faites. Vous connaissez ce quartier ?
         - C’est gentil de vous inquiéter, mais ne vous en faites pas pour moi.
         Laura paye le taxi et s’avance à grand pas entre les sinistres barres d’immeubles d’une banlieue peu recommandable. Il y a encore vingt ans quand elle n’était que mortelle, jamais elle n’aurait osé s’aventurer ici, mais - malgré son manque de confiance dans les autres Immortels - son pouvoir lui donne tout de même une forte assurance envers les simples humains.
         Le bar est en face d’elle. Sans l’adresse et le plan griffonné au dos de la carte, elle ne l’aurait pas trouvé facilement. Même en passant devant, on peut le prendre pour un chantier, quelque immeuble voué à la démolition et occupé par des squatters. La façade est couverte de graffitis, les murs tombent en ruines par endroits. Sans faiblir, Laura pousse la porte et pénètre dans un monde de ténèbres.

         Ce lieu est un bouge, un véritable cloaque, caricature hypertrophiée de la décadence des temps modernes. Il y règne une atmosphère sordide d’orgie et de beuverie, où les esprits s’avilissent autant que les corps dans une ambiance de fin du monde. Ilot de saine propreté, Laura avance au milieu de tout cela, presque fascinée par la déchéance dont peuvent être capables les humains. Sur son passage les voix meurent, les yeux s’arrondissent, les bouteilles se reposent. En un instant tous les regards sont fixés sur l’apparition. Guidée par son intuition, la jeune femme avance jusqu’à une alcôve tendue de tissu rouge, où un homme exceptionnellement gros est fort occupé à caresser une blonde à demi nue. En voyant approcher Laura, comme les autres il s’interrompt, stupéfait. Elle est là, bien droite, les mains sagement croisées sur sa poitrine, la poignée d’un grand parapluie plutôt incongru sur un bras. Un tailleur gris, élégant sans ostentation. Des boucles d’oreilles jolies mais très simples, les cheveux châtain foncé retombant librement sur les épaules. Un peu de maquillage, rien de trop. Bref une jeune femme plutôt mignonne mais des plus classique, et c’est bien ce qui détonne ici. Cà et là, un rire nerveux s’élève, vite étouffé. Un silence surnaturel est tombé dans le bar. Qui peut-elle bien être ? Sûrement pas un flic en tout cas, car elle aurait pris soin de se camoufler. Les truands ne savent pas du tout à quoi s’en tenir et cela leur fait plus peur qu’une bande de policiers armés. Du coup ils restent en attente, ne sachant s’il faut écarteler l’imprudente ou au contraire la ménager.
         - Je recherche quelque chose, du genre qui se trouve en seringue, dit-elle d’une voix calme et posée, en fixant l’obèse droit dans les yeux. Du genre de ce qui a été vendu à un certain Thomas Lascalle.
         Elle joue là son va-tout. Rien ne lui prouve que le gros soit bien le dealer, ni même que la drogue vient de ce bar, mais elle a appris à se fier à son intuition. Elle a rarement tort, et il semble que cette fois encore, son instinct a vu juste. L’obèse soutient son regard un long moment puis se lève péniblement. Sa masse est impressionnante. Il n’est pas très grand, mais doit peser au bas mot deux cent kilos, à se demander comment il peut encore marcher.
         - Suivez-moi.
         Laura pénètre à sa suite dans une pièce discrète, au fond. En silence, il la fait asseoir sur une chaise, tandis que lui-même s’affale dans un canapé gémissant.
         - Je vous écoute.
         - J’ai entendu parler d’un... produit... très efficace. Ce que Thomas a pris. Il m’en faut quelques doses.
         Malgré son assurance de surface, Laura n’est pas à l’aise. Ce milieu est si radicalement différent de ce qu’elle connaît, elle n’est même pas certaine des termes à utiliser ! L’homme la dévisage longuement. Son regard et ses mots, ses expressions châtiées contrastent singulièrement avec son apparence. Il s’étire en arrière, manipule d’un air désintéressé un lambeau déchiré de la housse.
         - Et qu’est ce qui vous fait croire que j’ai ce genre de choses en ma possession ?
         - L’instinct.
         Elle a répondu franchement, sans réfléchir. L’homme lève un sourcil étonné.
         - Tiens donc. Pas de ça avec moi. QUI vous envoie ? QUI êtes vous, nom de Dieu ?
         - Juste une consommatrice en quête de sensations. Prête à mettre le prix qu’il faudra.
         Nouveau silence.
         - J’ai du mal à vous croire mademoiselle. Vous n’avez rien d’une cliente régulière. Vraiment rien. En tout cas pas pour ce genre de came.
         - C’est justement ce qui m’attire. Parlez m’en, dites un prix ; vous verrez si je ne suis pas réglo.
         L’homme se gratte le menton, passe une main sur son crâne presque chauve. Une chose joue en la faveur de cette bourgeoise : Aucune femme saine d’esprit ne s’aventurerait par ici sans être terriblement en manque. Et les signaux discrets qu’il reçoit de ses informateurs lui confirment qu’elle est absolument seule. Jamais les forces de l’ordre n’auraient envoyé une des leurs ainsi sans protection. Pourquoi ne pas prendre le risque ? Une toxicomane riche rapporte plus que sa minable clientèle habituelle.
         - Bon, OK. Ce dont vous parlez est sans doute une de nos nouveautés. Ce Thomas bossait pour moi, mais il en a volé trois doses. L’imbécile. Je sais déjà qu’il y est resté. Ce genre de came ma petite dame, c’est pas un joint, c’est pas une piquouse pour rigoler, si vous voyez ce que je veux dire. Son petit nom, c’est la « Potion Magique » ; un mélange détonnant d’adrénaline de synthèse, de caféine pure, de coke, d’ecstasy, d’héroïne... C’est du style : Une dose, le pied d’enfer. Deux doses, gros risque de bad trip et de coma. La troisième est fatale. On se comprend bien ?
         - Très bien. Décrivez-moi les effets.
         Malgré ses efforts, Laura a du mal à ne pas grimacer d’horreur. Dire que ce genre de saleté circule dans les rues de sa propre ville !
         - C’est simple, ça vous transforme en locomotive humaine. Avec ça dans le sang, l’organisme lâche tout ce qu’il a. Force, vitesse, perception, tout est exploité à 1000%. Il paraît que c’est extraordinaire. Mais bien sûr, ça vide tout, le corps n’est pas fait pour ça, il ne s’en remet jamais tout à fait.
         - Accoutumance ?
         - Evidemment, et c’est là qu’est le danger. Après s’être senti un surhomme invincible pendant un quart d’heure, qui ne rêve pas de le redevenir ? Mais je vous ai expliqué ce qui se passe ensuite. Je suis franc avec vous, mademoiselle. Vous êtes assez différente d’un camé ordinaire pour pouvoir appréhender le risque, énorme, que vous prenez avec ça.
         Laura doit se contenir de toutes ses forces pour ne pas planter son épée dans le ventre énorme du revendeur en lui criant que s’il en connaît si bien les effets, comment peut-il encore vendre cette drogue ? Mais ce n’est pas son combat. Cela ne la concerne pas. Plus tard, elle verra peut-être, mais elle n’est pas une justicière masquée. Batgirl, Wonderwoman, c’est bon pour la télé. Elle, elle veut juste survivre au Jeu et ce n’est déjà pas mal.
         - Combien ?
         Les yeux du dealer se plissent de cupidité, ses lèvres se relèvent en un sourire sardonique. Il sait qu’il la tient.
         - C’est de la toute première qualité, et vous comprenez bien que les frais de recherche et développement sont très élevés, sans compter le prix de la matière première. De plus, je ne peux en vendre qu’une seule fois pour ne pas perdre mon client, donc la rentab...
         - Epargnez-moi votre boniment. Je veux le prix, c’est tout. Pour dix doses.
         - Dix ! Voyons...
         Il attrape une calculatrice et fait mine de réfléchir, mais Laura n’est pas dupe et sait qu’il a déjà une idée très précise du tarif qu’il va lui proposer. Elle ne s’attend pas à ce que ce soit bon marché, mais la somme qu’il annonce enfin, avec un grand sourire, lui coupe le souffle un instant.
         - Bien évidement ce n’est pas négociable. Je vous ai déjà fait un rabais et compte tenu que vous comptez visiblement les revendre... Livrable après paiement intégral. Du liquide, cela va de soit.
         - A ce prix, j’ai droit à un échantillon avant de payer.
         - Non. C’est une prise unique de toute façon. Ce n’est sans doute pas facile, mais il va falloir me faire confiance. Sachez que je n’ai pas pour habitude d’arnaquer mes clients.
         « Non, juste de les tuer en le leur faisant payer très cher » ajoute intérieurement Laura. Elle s’apprête à marchander, mais quelqu’un ouvre la porte qui mène à la grande salle derrière elle. Le dealer décroche un téléphone et commence à numéroter. Elle sent bien qu’il ne faut pas trop pousser sa chance. L’entretien est terminé, elle doit déjà s’estimer heureuse d’en avoir appris autant.

         Nul ne fait un geste lorsqu’elle traverse à grand pas la salle enfumée. Dehors, elle est surprise de constater que la nuit est tombée. Toute concentrée sur sa négociation avec le trafiquant, elle n’a pas vu le temps passer. La première étape de sa recherche s’est passée avec moins de difficulté que prévu. Il en reste au moins deux. Il lui faut de l’argent, beaucoup, et trouver – enfin – un maître capable de vraiment la former au maniement de l’épée.







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         « Bom »
         « Bom »
         « Bom bom »
         Une fois encore le cœur arrêté de Sebastiao vient de redémarrer, d’abord irrégulièrement, puis en cadence. L’Immortel inspire profondément, ouvre les yeux, relève la tête. Son poumon gauche le fait encore un peu souffrir, mais la guérison complète ne va plus tarder à condition qu’on lui en laisse le temps, ce qui est loin d’être gagné. Il est ligoté sur une chaise, au milieu d’une grande pièce obscure, dont la seule source de lumière est une ampoule nue qui se balance au dessus de sa tête en faisant danser les ombres à en donner le tournis. Quelle que soit la personne qui l’a kidnappé, et il est probable qu'il s'agit un autre Immortel, elle ne doit pas avoir l’intention de le laisser se défendre. A mesure que ses sens lui reviennent et que ses yeux s’habituent à la pénombre, il distingue peu à peu des parois, une porte au fond. Dans un coin de la pièce, une silhouette le fixe avec des yeux où se lisent une grande terreur. Sabina... Il aurait mieux fait de tout lui dire en fin de compte. Il ouvre la bouche mais n’a pas le temps d’argumenter, interrompu par un léger buzz alors que quelqu’un entre et s’avance dans le rond de lumière.
         C’est une femme, la soixantaine avancée. La fine épée passée à sa ceinture contraste étrangement avec ses cheveux blancs et ses lunettes cerclées d’acier. Sebastiao la regarde, bouche bée.
         - Tu... tu es des nôtres ?
         - Belle imitation de surprise, mais ça ne prend pas.
         - Comment ça ? Je ne l’ai jamais su...
         - Mais tu as préféré m’abandonner malgré toutes tes belles promesses. Je m’y attendais, je savais depuis longtemps que ça finirait comme ça. C’est ta nouvelle, la petite, là ? Ton jouet de cette décennie ? Mmmh. Mignonne. Tu as toujours su choisir. Dommage que nous ne soyons que des roses pour toi. De jolies fleurs vite fanées et vite remplacées par un nouveau bouquet jeune et frais.
         - Comment peux-tu dire ça, Agathe !
         - Ne joue pas l’innocent, Sebastiao. Tu sais pertinemment ce qu’il en est. Aujourd’hui tu vas payer, ta sale tête de traître va tomber.
         Le pouls de l’Immortel s’accélère brusquement. A force de se cacher et d’éviter les duels, il n’a pas eu à craindre pour sa vie depuis plusieurs années. Il sait bien qu’il n’y échappera pas éternellement, mais pas comme cela, impuissant, sans combattre ! Un cri strident le ramène sur terre. Sabina s’est levée d’un coup et fait face à la femme armée, avec son courage comme seule défense. Elle a bien compris que son mari est plus qu’un homme ordinaire, après tout n’importe qui ne se remet pas d’une blessure comme celle qu’il portait quand il a été déposé dans cette pièce avec elle, mais il n’est pas question qu’elle laisse une vieille folle le décapiter !
         - Non mais ça ne va pas ! Vous êtes qui d’abord ?
         L’inconnue, loin de s’offenser, lui sourit doucement.
         - Je suis toi, petite. Pour citer Corneille, « On m’a vu ce que vous êtes ; Vous serez ce que je suis ». Celle que tu seras dans trente ou quarante ans, quand tu auras sacrifié ta vie, renoncé au miracle de la maternité et à une vie de famille, oublié tes amis et ta carrière, tout cela pour suivre un homme comme lui. Un homme qui lorsque tu es jeune et belle te promet amour et fidélité éternelle, et qui un jour t’abandonne comme la vieille dame que tu es devenue.
         - Je ne comprends pas...
         - J’étais sa femme. Je l’ai été pendant deux heureuses décennies... jusqu’à ce qu’il me lâche pour une autre, avant qu’il oublie à son tour cette remplaçante entre tes bras. Et ne te fais pas d’illusions, il ne s’en faut pas de longtemps, à son échelle, pour que tu sois devenue trop âgée et trop ridée à ton tour pour continuer à lui plaire.
         - Mais qu’est ce que vous racontez, vous n’avez pas pu l’épouser à trois ans !
         - Oh ! Tu n’es même pas au courant... Et bien chapeau Sebastiao. Tu ne le leur dis même plus ? Tu les laisses encore plus espérer et croire à une vie normale avant de les jeter ? Et bien sache... Sabina, c’est ça ? Que lorsque j’ai épousé ce salaud, il avait déjà deux cent trente ans. Tiens, regarde.
         Dégainant l’épée de sa ceinture, elle en trace une ligne sanglante sur la joue de l’Immortel ligoté, qui serre les dents pour retenir une plainte de douleur. De la peau fendue coule un flot de sang qui inonde en quelques secondes son cou et son épaule. Sabina pousse un cri et veut se précipiter sur son époux mais Agathe la retient.
         - Non, ne touche pas, regarde.
         Et sous les yeux terrifiés de la jeune femme, le flot se tarit, la plaie se referme d’elle-même pour ne laisser plus qu’une ligne blanche semblable à une ancienne cicatrice, qui disparaît à son tour. Pour ne laisser aucun doute, la vieille femme essuie d’un mouchoir la pommette redevenue intacte. Sabina est très pâle. Elle a pu mal estimer la blessure qu’il portait au flanc en arrivant, mais pas... ceci !
         Sebastiao évite son regard et celui de son ex-femme. A quoi bon argumenter ? Elle ne l’écoutera pas de toute façon. De son point de vue, s’il est parti c’est que la situation ne lui convenait pas plus qu’à lui... Ils ne pouvaient plus sortir ensemble comme avant, les regards se faisaient lourds, les allusions blessantes. Les phrases comme « c’est son gigolo », « il la suit pour l’héritage, c’est évident » courraient souvent dans leur dos. Ils ne pouvaient pas non plus rester cloîtrés dans sa propriété de campagne... Avec son apparence d’une vingtaine d’années, il passerait maintenant pour son petit-fils ! Eternel problème, d’autant plus mal ressenti par la société lorsque la femme semble à ce point plus âgée que son époux. Et voilà qu’Agathe est Immortelle... C’est inattendu. Pourtant, avec toutes ces années auprès d’elle, il n’a jamais ressenti le léger picotement, l’amorce de buzz qui trahit parfois l’Immortalité latente des élus avant leur première mort... Malgré sa situation, il la plaint amèrement. Il est déjà difficile de survivre avec un corps jeune et fort, alors quand il se fige à près de soixante-dix ans... Son premier duel lui sera probablement fatal.
         Il lève enfin les yeux vers ceux d’Agathe. Ils sont restés du même vert intense qui répondait si parfaitement à la chevelure rousse flamboyante qui fit longtemps sa fierté. Il la revoit encore comme elle était au jour de leur rencontre...







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         C’était quelques années après la guerre, dans les années cinquante. Sebastiao sortait tout juste d’une sombre affaire d’escroquerie qui l’avait amené plus près de la mort que jamais, et il avait besoin de changer de pays, de nom, de culture, de se fondre dans un nouvel environnement en espérant que cela lui suffirait à être tranquille et se faire oublier quelques décennies. Il venait de débarquer en un lieu inconnu, sans encore en parler la langue, seul, pratiquement sans bagage et sans argent. Tout à refaire, partir de zéro. Pas évident, surtout qu’il débarquait au milieu des automobiles et des postes de télévision flambants neufs qui n’avaient pas encore pénétré le pays d’où il venait. Il ne savait même pas vraiment conduire une voiture sans cheval ! Oh il les connaissait tout de même, mais avait toujours eu des chauffeurs avant d’être ruiné et de devoir tout abandonner. Que restait-il de sa superbe propriété, fruit d’un siècle de labeur ? Probablement déjà plus grand-chose. La jungle avait dû tout envahir. Rien d’humain ne dure en Amazonie, seule la forêt règne, et le temps qu’il y avait passé n’y pouvait changer quoi que ce soit.
         Agathe, qui avait perdu son mari dans les bombardements allemands, tenait un petit hôtel près de la capitale, sans prétention, mais propre et discret, et c’était tout ce que Brésilien demandait. Au début il n’avait pas vraiment prêté attention à cette grande rouquine qui pouffait à chaque fois qu’il parlait avec son terrible accent portugais, mais petit à petit son charme et sa vivacité l’avaient séduit. Ils s'étaient mariés quelques temps plus tard, et elle avait appris son secret après qu’il eut sauté sur une mine allemande oubliée dans un champ. Le reste ? Une histoire hélas trop classique. Il restait jeune et fort beau, elle passait, se ternissait. Vieillissait. Les premières disputes, les premiers mots durs. La rupture. Il avait à nouveau changé de pays et de mode de vie.

         A l’entendre, Agathe est devenue Immortelle il y a peu, simplement en manquant une marche en haut de ses escaliers. A soixante-dix ans, il n’en faut pas forcément plus... Sa rage déjà difficilement contenue a alors explosé, et elle n’a eu de cesse depuis de le retrouver.

         Et les voilà, face à face. Réunis par la colère et surtout les regrets, maudits par le temps, haïs par la vie. Les yeux du Brésilien se font implorants, il parvient presque à la convaincre de sa sincérité. Agathe laisse échapper une larme.
         - Je suis désolée Sebastiao. Il est trop tard...
         - Trop tard pour quoi ? Pour pardonner il n’est jamais trop tard. Allons, détache-moi, nous pouvons vivre avec ça ! Si tu veux je t’apprendrai à te défendre ou trouverai une terre sacrée où tu seras en sécurité...
         - Non... Je t’ai menti... Pour voir comment tu réagirais. Qu’est-ce qu’un mensonge comparé à tous les tiens...
         - Quoi, mais...
         A ce moment la porte s’ouvre avec fracas, un géant blond fait irruption dans la pièce et le buzz s’intensifie fortement à son arrivée. Agathe ferme les yeux.
         - Je ne suis pas Immortelle Sebastiao... Juste une vieille femme jalouse et aigrie... Ils voulaient te retrouver, je voulais me venger, alors...
         Le nouveau venu s’avance et repousse Agathe sans ménagement.
         - Tais-toi, mémé, nous n’avons plus besoin de ton aide. Ah, mon cher Seb... Ca fait plaisir de se revoir après tout ce temps. Tu as cru bon d’interrompre notre dernière conversation un peu abruptement, mais nous n’avions pas fini. La science des mortels a fait de grands progrès ce dernières années, mais qui-tu-sais est toujours très intéressé par ta découverte. Alors tu vas me dire où je peux la trouver.
         - Tu peux crever, Karl, il n’en est pas question.
         - Allons... Ta réaction ne me surprend pas. Mais vois-tu, j’ai tout mon temps, toi aussi, ça tombe bien. Tu mourras cent mille fois d’autant de douloureuses façons s’il le faut, mais tu nous le diras. N’oublie pas que mon maître a une impressionnante collections d’ouvrages sur les tortures du monde, il en trouvera certainement de nouvelles à tester sur toi si tu n’es pas assez coopératif.
         A ces mots, Sebastiao blêmit. Il ne connaît que trop bien ce dont l’Immortel le menace pour avoir vu plusieurs de ses amis en perdre la raison pour des dizaines d’années. Agathe serre les poings et brandit courageusement l’épée qui lui a été prêtée.
         - Vous aviez dit que vous ne lui feriez pas de mal ! Il mérite de payer, mais une mort rapide est bien suffisante, pas des siècles de torture !
         - J’ai dit ça moi ? Ah bon, je ne m’en souviens plus. Ca suffit, toi et la gamine allez-vous en avant que je décide que vous y passez aussi.
         Agathe plonge son regard dans les yeux – ouvertement terrifiés à présent – de son ancien mari. Ce qu’elle y lit l'épouvante. Qu’a-t-elle donc fait à celui qu’elle n’a en fait jamais cessé d’aimer ? Elle regarde l’immense brute Immortelle qu’elle a conduit jusqu’à lui et se rend compte qu’elle ne peut rien faire pour l’arrêter à présent. Une seule option lui reste, la pitié. L’épée à bout de bras, elle fait un tour complet sur elle-même en fermant les yeux et, plus par hasard qu’autre chose, parvient à frapper le cou de Sebastiao exactement avec le bon angle, la bonne vitesse, la bonne force. Au moins il ne souffrira pas.
         Le blond hurle de rage. Son témoin, ses informations ! Jamais le quickening ne sera assez précis pour lui indiquer ce qu’il veut savoir...
         - Alors comme ça on veut jouer à l’Immortelle, Agathe ? Je vais te montrer ce que ça fait, moi !
         Il attrape en riant la vieille femme, la serre contre lui de sa poigne de fer contre laquelle elle est totalement impuissante, et la maintient tant qu’il peut sous le quickening. La foudre de vie la traverse et la brûle de l’intérieur, elle hurle sous son feu terrible. Karl ne peut se maîtriser pendant toute la durée et doit bientôt la lâcher en hurlant, mais elle est déjà morte de toute façon.







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         Laura referme la porte de chez elle et sursaute en se retournant. Paolo est déjà là, lui faisant face d’un air sévère. Elle lui sourit et s’approche mais il reste de glace et écarte un pan de sa veste, laissant voir son arme qu’il ne garde pourtant jamais quand il n’est pas en service.
         - Je ne suis pas rentré plus tôt du boulot, Laura.
         - Comment ? Mais...
         - Des collègues m’attendent dans la voiture en bas. Je veux te parler avant.
         - Avant quoi ?
         - Laura... Qu’es-tu allée faire dans les quartiers nord, mardi après midi et hier ?
         - Je... je suis allé voir un ami.
         - Un ami... Là-bas ? Et quel est cet énorme emprunt retiré de ton compte mercredi en liquide?
         - Ca ne te regarde pas ! Depuis quand m’espionnes-tu Paolo ?
         - Depuis que je reçois des rapports sur une jeune femme élégante qui s’aventure seule au cœur de l’enfer, qui va discuter avec Big Louis comme si c’était son beau frère, en revient indemne, et le tout deux fois de suite. Pour info, c’est le genre de quartier où mes meilleurs hommes refusent d’aller, où le taux de criminalité est de loin plus élevé du pays et où les gamines de ton genre ne vont PAS faire du shopping ! Quand en plus il s’avère que cette jeune femme est celle avec qui je vis, que je comptais épouser et en qui j’avais confiance... Que me caches-tu ?
         Laura blêmit de plus en plus, mais elle ne tremble pas, reste bien droite et le menton haut.
         - Qu’est ce que tu vas faire alors ? M’arrêter ?
         - Oui. Tu n’es accusée de rien pour l’instant mais nous devons t’interroger. C’est mon boulot, Laura.
         - Et c’est ma vie ! Tu n’as rien contre moi, tu n’as pas le droit de m’arrêter simplement pour être allée là-bas !
         - Je crains que si, chérie. Puisque tu me cachais visiblement bien des choses, je peux bien t’avouer que je ne suis pas un petit flic de quartier, mais commissaire divisionnaire sous couverture. Cela fait trois ans que je travaille à faire tomber Big Louis, alors imagine ma surprise en découvrant que Laura, ma Laura, est une de ses clientes.
         - Je te jure que je n’ai jamais consommé de drogue, en tout cas rien de pire que des joints avec d’autres ados quand on allait aux concerts des Sunlights.
         - Arrête de te foutre de moi. Ils se sont séparés il y a trente ans, comment aurais-tu pu les connaître ?
         - Peut-être parce que je suis un peu plus âgée que j’en ai l’air.
         - Allons donc, tu vas me dire que tu as quarante-cinq ans ?
         - Précisément.
         - Ca suffit. Tu me déçois beaucoup. J’avais une confiance absolue en toi. Nom de dieu, je t’ai même demandé ta main ! Comment peux-tu me faire ça ?
         - Je ne t’ai pas demandé de me faire suivre et encore moins de m’arrêter.
         - Allez, viens maintenant. On veut juste te poser quelques questions. Si tu n’as rien à te reprocher tout ira bien. Ne m’oblige pas à utiliser les méthodes traditionnelles.
         Malgré ses paroles, il dégaine son revolver et l’arme.
         - Désolé Laura, mais on ne plaisante pas avec ceux qui dealent pour Big Louis.
         Laura ferme les yeux. Le peu de stabilité qui restait dans son monde vient de tomber en miettes. Si Paolo l’arrête, ils vont lui prendre ses doses, lui enlever son épée, la jeter en prison. Une fois là-bas, elle sera complètement sans défense, et si par chance elle en sort avant que son secret soit ébruité, elle se retrouvera de nouveau dans la rue sans aucune protection. Elle ne doit pas, elle ne peut pas laisser cela arriver.
         - Non Paolo. Je ne peux pas te suivre. Je te jure sur tout ce que j’ai de plus cher que je n’ai pas consommé de drogue et que je n’ai aucune, mais alors vraiment aucune intention d’en revendre. Je suis allée voir un dealer, c’est vrai, mais je ne sais même pas son nom et ce pourquoi je l’ai fait ne te concerne en rien. Alors tu vas me laisser partir, tu n’auras qu’à dire à tes collègues que je me suis enfuie.
         - Laura, tu me connais, tu sais que je ne peux pas faire ça. Allons sois gentille, je ne veux pas te faire mal.
         - Désolé, mais... c’est moi qui ne veux pas te faire de mal.
         Empoignant son grand parapluie, elle en frappe la main de son fiancé qui lâche son arme, plus de surprise que de douleur. En prenant beaucoup sur elle-même pour faire cela à celui qu’elle aime, elle utilise sa décennie d’entraînement discret mais intensif au combat pour lui expédier en pleine poitrine un coup de pied retourné digne d’un film de Hong-Kong. Il s’écroule en renversant la table tandis que Laura fuit en courant dans les escaliers, monte tout en haut de l’immeuble et sort sur les toits.
         Courir sur les tôles glissantes n’est pas chose facile, sauter par dessus la ruelle jusqu’à l’immeuble suivant encore moins. Elle vient tout juste de reprendre son équilibre quand des pas précipités se font entendre derrière elle.
         - Laura ! Arrête tout de suite !
         Sans ralentir, la jeune Immortelle, se surprenant elle-même, saute sur le toit d’après en manquant de bien peu de s’écraser au sol loin en dessous, puis elle se précipite dans un escalier de secours, échappant ainsi à la vue de ses poursuivants. Trois étages plus bas, elle aperçoit une fenêtre entrouverte et se jette dans l’appartement qui s’offre à elle. Elle se trouve dans un salon encombré de livres et de papiers, aux meubles sombres et aux murs tendus de tissu vert. Là, à bout de souffle, elle se tapit derrière un canapé et fait tout son possible pour ne pas respirer trop bruyamment.
         Quelques secondes plus tard, trois hommes armés font à leur tour irruption dans la pièce et s’arrêtent, épuisés aussi. Paolo est parmi eux, c’est lui qui donne les ordres.
         - Tu es sûr qu’elle est entrée ici ?
         - C’est bien ce qui m’a semblé, oui, mais je ne peux rien garantir.
         - Bon toi tu continues par là, Daniel, prends les escaliers au cas où elle soit descendue. Nom de dieu c’est une gamine, elle ne va pas nous échapper comme ça !
         Laura reste aussi immobile que possible, elle retient même son souffle. L’homme est là, tout près... Heureusement qu’il ne ressent pas son buzz. Elle croise soudain un regard effrayé. Un petit garçon est caché sous une table, il serre un dinosaure en plastique contre lui. Laura pose un doigt sur ses lèvres d’un air implorant, le gamin hoche la tête gravement et reste silencieux.
         Paolo tourne quelques instants dans la pièce en marmonnant avant de repartir par la fenêtre d’où il est venu. Osant à peine se détendre, Laura expire un long soupir tremblotant. Elle y a échappé belle cette fois-ci, mais n’est pas encore tirée d’affaire.


         Une bonne demi-heure s’écoule sans qu’elle ose faire un son ou sortir de sa cachette. Le garçonnet s’est désintéressé de sa présence et joue comme si de rien n’était. Soudain, Laura entend la porte de l’appartement s’ouvrir, le petit se lève et court accueillir ce qu’elle suppose être les parents qui l’ont imprudemment laissé seul. Elle ne peut rester là plus longtemps et enjambe la fenêtre avec précaution. Une fois dans l’escalier de secours, elle hésite. Les toits où la rue ? Les hommes qui la poursuivent ne sont en vue nulle part, elle préfère descendre car les hauteurs ne pourront la cacher éternellement.
         Sitôt au sol, elle dénoue ses cheveux et secoue la tête pour les faire retomber de part et d’autre de son visage et le cacher un peu. Elle met ensuite les lunettes de soleil trouvées dans sa poche, retourne son manteau réversible pour le changer de couleur et se force à marcher tout à fait normalement dans la rue, se payant même le luxe de s’attarder devant les vitrines, en fait pour s’aider des reflets et espionner autour d’elle. Nerveuse, elle s’attend à tout instant à sentir la froide emprise de menottes se refermer sur ses poignets. A force d’avancer ainsi de bloc en bloc, elle parvient dans la rue où sa voiture est garée, mais remarque juste à temps deux hommes immobiles dans la camionette stationné derrière. Un piège, c’est évident. Renonçant à son véhicule, elle se dirige vers la plus proche station de métro.

         Laura arrive sur le quai à l’instant où le train démarre. Cachant sa nervosité autant que faire se peut, elle s’apprête à s’asseoir mais bouscule une jeune femme qui vient en face. En s’excusant elle lui tend le bagage qu’elle a laissé échapper... et lui tombe dans les bras.
         - Oh Sabina, comme je suis heureuse de te voir... Il faut que tu m’aides !
         - Laura... En fait c’est moi qui venais te voir pour ça... C’est horrible, si tu savais. Figure-toi que...
         - Non pas maintenant. Viens, le train arrive, on ne peut pas aller chez moi pour l’instant. Tu me raconteras en route.
         - Où va-t-on ?
         Le regard de Laura se perd dans le vide, sa main se crispe sur le manche du parapluie qui ne l’a pas quittée.
         - Je n’en sais encore rien.







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         Idriss se dépêche d’ouvrir la porte pour décrocher le téléphone qui sonne, mais il arrive trop tard et le répondeur s’est déjà mis en route. Il pose son sac et attend un message qui ne vient pas. A l’autre bout du fil, un silence lourd, angoissé. L’appel est coupé et la sonnerie retentit à nouveau, presque aussitôt. Cette fois-ci, il décroche.
         - Idriss N’Tonga j’écoute.
         - Allo Idriss... C’est Laura.
         - Laura ?
         - Desrieux.
         - Oh mon Dieu ! Ca fait un bail... Qu’est ce que je peux faire pour toi ?
         - J’ai besoin d’aide. Je peux venir ?
         - A cause d’un Imm...
         - Non, non, rien que du très humain, promis. Désolée de m’imposer mais je suis vraiment dans le pétrin, tu es mon dernier espoir...
         - En ce cas, comment veux-tu que je refuse...


         En raccrochant le combiné de la cabine, Laura pousse un long soupir de soulagement. La dernière fois qu’elle a vu Idriss, elle a failli l’électrocuter en prenant contre son gré le puissant quickening de Dalat An Pei au QG parisien des Guetteurs. Avant ce moment dramatique, c’était un très bon ami et même si c’était il y a plus de dix ans elle sait pouvoir encore compter sur lui.
         Cahotée dans le train de banlieue qui l’emmène chez son ancien collègue Guetteur, Laura tente d’échafauder des plans pour se sortir de cette situation, mais n’en trouve aucun de valable. Il ne lui reste plus qu’à espérer que son idée lui donnera l’avantage en cas de duel, sinon, tout aura été inutile et elle aura gaspillé en vain le peu de normalité qui restait dans sa vie. Son regard tombe sur Sabina. La jeune femme, très pâle, ne dit rien, se contente de serrer contre elle son sac de voyage. Laura s’en veut de ne pas s’être occupée plus tôt de son amie, mais obnubilée par ses propres problèmes elle l’avait presque oubliée. Elle lui prend la main et lui demande, pleine de compassion, ce qui l’amène.
         - Tu te souviens de Sebastiao ? Tu ne l’as jamais rencontré mais je t’en avais beaucoup parlé. Il... Il est mort.
         - Oh mon dieu... je suis désolée. Que s’est-il passé, un accident ?
         - Non, c’est bien pire... Nous avons été enlevés, il y avait une femme avec une épée, un grand blond armé aussi, et ils lui ont coupé la tête... C’était atroce... Je ne sais pas très bien ce qui s’est passé après... Il y avait des éclairs partout, je me suis enfuie... Je n’ai pas osé aller à la police, parce que j’ai vu des choses trop bizarres, ils ne m’auraient pas crue. Et en plus de tout ça, l’homme qui l’a décapité m’a crié qu’il me retrouverait mais, j’ignore pourquoi, il ne fuyait pas les décharges et ne m’a pas poursuivie tout de suite.
         Laura s’est raidie en entendant cela. Un frisson lui parcoure la colonne vertébrale. Pauvre Sabina... elle ne méritait vraiment pas cela.
         - Tu as bien fait de venir me voir. Je vais t’aider. La personne chez qui nous allons saura exactement quoi faire pour toi.
         - Tu me crois alors ?
         - Nous en parlerons bientôt.


         Une heure plus tard, confortablement installée dans le salon d’Idriss, un thé bien chaud dans les mains, les deux femmes se remettent un peu de leurs émotions.
         - Tout va bien les filles, vous ne craignez rien chez moi et, d’après ce que vous dites, personne ne peut savoir où vous êtes.
         Idriss est bien calé dans son fauteuil de cuir, sa grande main fait complètement disparaître sa tasse de thé. Son sourire n’a pas changé et ses yeux sont toujours aussi rieurs, mais ses temps blanchissent et sa peau commence à se rider. Sa maison est décorée de grands masques camerounais, des étoffes tendues sur les murs donnent à la pièce une atmosphère tranquille et sécurisante. Plusieurs appareils photos et caméscopes sont visibles un peu partout, un sac de voyage est posé près de la porte, prêt pour un départ précipité.
         - Tu t’occupes de qui en ce moment ?
         - Bah, je suis toujours sur Mary-Ann Thumbelton, elle habite juste au coin de ma rue ! Plutôt cool comme mission, elle est assez casanière, ça me laisse pas mal de temps pour mon boulot de couverture à la mairie. Mais ne t’inquiète pas, tu ne risques pas de tomber sur elle en ce moment. Et toi qu’est-ce qui t’amène alors ?
         Tandis que Sabina monte prendre une douche, Laura raconte au Guetteur que son fiancé mortel la recherche pour le compte de la police, mais sans préciser pour quel motif. La discussion dévie ensuite sur des sujets plus habituels, les nouvelles de leurs amis communs...
         Ils sont interrompus au bout d’un moment par la Brésilienne qui avance doucement dans le salon. Elle garde les yeux rivés sur Laura et sans mot dire pose un cadre de photo sur la table basse. C’est un cliché datant d’il y a une quinzaine d’années. On y voit Idriss, alors âgé de trente-cinq ans, serrer Laura dans ses bras. La jeune femme n’a pas changé d’un cil depuis, si ce n’est peut-être un regard plus froid, un visage plus dur, alors que son ami ne peut cacher que la cinquantaine l’a rattrapé.
         - J’ai trouvé ça sur un guéridon dans le couloir en haut. Tu es comme Sebastiao alors. Cette femme disait qu’il était très vieux, elle a parlé de plus de deux cents ans. Quel âge as-tu, réellement ?
         Laura soupire. Jusqu’à présent personne n’est au courant de son Immortalité, à part les Guetteurs et sa mère adoptive. Mais son amie en a trop vu, autant lui avouer ce qu’elle a deviné de toute façon.
         - Pas autant que lui. J’ai quarante-cinq ans.
         - Tu peux m’expliquer pourquoi toi et lui ne vieillissez pas ? Et il y a plus, non ? Je le sens bien. Quand ils ont déposé Sebastiao avec moi, il était gravement blessé, mais il a guéri. Après la femme lui a entaillé la joue mais rien n’est resté. Qu’êtes-vous, des démons, des anges ?
         - Oh non, rien d’aussi mystique...
         Nouveau soupir de Laura. Elle cherche du soutien dans les yeux d’Idriss, mais il ne peut que hausser les épaules d’un air de dire « C’est toi qui vois ». Finalement, c’est tout de même lui qui prend la parole et complète les déductions de Sabina. Pendant qu’elle écoute ces révélations, elle ne quitte pas Laura des yeux et ne dit rien. Malgré tout cela, Laura reste son amie, et elle sait pour avoir vécu avec un Immortel qu’ils sont avant tout des humains comme les autres, avec leurs peurs, leurs doutes et leur amour. Une question toutefois l’obsède.
         - Pourquoi te bats-tu ? Pourquoi ne pas fuir les combats, il n’y a pas de honte à vouloir rester en vie.
         Laura se tortille dans son siège, gênée.
         - C’est compliqué... D’abord, à quoi rime tout cela ? Vivre des siècles dans la peur et le secret, craignant pour sa vie plus que tout mortel, tuant pour ne pas être tué, en sachant très bien qu’il y aura toujours un autre, plus âgé, plus puissant ou plus chanceux qui mettra un terme à cette vie qui n’en est plus une depuis longtemps ? Ce jour est-il redouté ou paradoxalement attendu comme une délivrance ? Parfois quand j’y pense, j’ai envie d’en finir moi-même, mais outre que ce n’est pas si facile de s’auto-décapiter, il faut un courage que je n’ai pas pour mettre fin à ses jours. Alors j’attends le buzz libérateur, l’ennemi provocant qui cherchera ma tête. Et pourtant quand ce moment viendra, quand nos lames résonneront et vibreront à l’unisson, je ne pourrai pas. Mon instinct est trop fort, je dois me battre. Tu comprends, Sabina ? Je n’ai même pas ce choix...


         Le lendemain, alors qu’Idriss emmène Sabina au QG des Guetteurs pour la proposer comme recrue, Laura est à genoux, torse nu au milieu de la chambre d’amis du Camerounais. Elle a disposé autour d’elle une grande bâche en plastique trouvée dans l’appentis du jardin, son épée est à portée de main. Elle a beaucoup réfléchi récemment et se dit qu’elle fait une bien piètre Immortelle. Elle n’est jamais morte encore ! Son premier décès, elle n’en a aucun souvenir, et sa vie moderne relativement calme lui a épargné tout accident. Elle n’a été gravement blessée qu’une seule fois, lors de son premier et unique combat, mais même mortelle elle aurait pu s’en remettre. Comment s’assumer en n’ayant aucune idée précise de ce qu’elle est réellement ? Il est temps qu’elle meure violemment et qu’elle en ressuscite. Alors seulement elle pourra affronter la vie éternelle avec plus de sérénité. Hélas se suicider, même en sachant que ce n’est que provisoire, n’est pas chose facile. Des larmes de douleur lui viennent aux yeux alors qu’elle vient à peine de poser la pointe de la lame contre la peau de sa poitrine, à hauteur du cœur. La première goutte de sang, qui perle et glisse le long de la lame jusqu’à pleuvoir sur sa cuisse, la fait presque défaillir ; mais elle ne veut pas arrêter. La non-morte ne peut le rester. Haletante, elle accentue la pression en gémissant et sent le derme se fendre, la morsure dans sa chair, mais malgré toute sa volonté et sa force, elle ne peut aller plus loin. Un morceau de métal racle un os de sa cage thoracique et la fait vaciller de douleur, elle est incapable de continuer comme cela. Elle s’apprête à renoncer mais la tête lui tourne et elle bascule en avant, s'empale sur l'épée dressée.
         Comme au ralenti, elle perçoit chaque millimètre de la lame de carbone briser les os, déchirer les muscles, sectionner la chair, pénétrer son cœur qui refuse de le croire et bat malgré tout, se coupant plus à chaque pulsation qui le frotte contre le tranchant. Contrairement à ce qu’elle craignait, elle n’a même plus mal. C’est bien au-delà de cela de toute façon. Sans retenir un long râle morbide, elle a encore la force de se retourner et d’arracher l’épée plantée dans son torse, d’autant plus facilement qu’elle ne sent plus rien.
         Quelques minutes s’écoulent ainsi lentement. Immobile, les yeux fixés sur le plafond, elle sent la vie la quitter à mesure que le sang s’écoule de son corps mutilé. Tout devient sombre, les bruits s’étouffent, l’atmosphère semble s’épaissir. Le peu d’air que sa respiration hachée a laissé dans ses poumons s’en échappe une dernière fois. Laura Desrieux est morte. Enfin.


         Quand Idriss et Sabina rentrent, ils trouvent Laura dans le salon, en train d’affûter sa lame pourtant déjà coupante comme un rasoir. C’est un travail long et pénible car si son métal moderne est particulièrement résistant aux chocs, il est tout aussi dur quand il s’agit de le travailler. Quelque chose a changé en elle, que ses amis ne peuvent définir. Un calme presque surnaturel émane d’elle, une sorte de froide assurance, une détermination nouvelle sur ses traits.
         - Tu vas bien Laura ?
         - Oui oui. Tu peux me rendre un service Idriss ? Je suis prête à rencontrer les miens à présent. Maintenant, je suis comme eux. Il me faut un maître, à qui puis-je m’adresser ?
         - Voyons, il y aurait bien Duncan MacLeod, il prend souvent des débutants en formation.
         - Non pas lui, il me fait peur. Je l’ai pas mal étudié quand j’étais Guetteuse, je connais son palmarès et sa tendance - même involontaire - à prendre les têtes de ses amis. Quelqu’un de plus calme. Une femme si possible.
         - Amanda ? Non, pas vraiment calme et personne ne sait où elle est en ce moment. Les de Valicourt ? Non, ils ne sont pas chauds pour des apprentis. Katherine ? Ah, Ceirdwyn, je pense qu’elle te conviendrait. En tout cas tu peux toujours lui demander.
         - J’avais lu sa chronique, elle est Celte, n’est-ce pas ? Presque deux mille ans... Ouah. Il faut bien que je m’y fasse de toute façon. Tu as raison, je vais aller la voir, je la crois digne de confiance.







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         - Comment ça tu ne sais pas où il l’a planqué, Karl ?
         - C'est-à-dire que la vieille a un peu précipité les choses et... je n’ai pas eu le temps.
         - Pas eu le temps ? Ca fait bientôt soixante ans qu’on court après ce traître et quand tu l’as sous la main, tu n’as pas le temps de lui soutirer une malheureuse information ? Alors on fait quoi maintenant ? Hein ! Tu as intérêt à trouver une solution, et rapidement, sinon je m’offre ta tête pour le dessert c’est bien compris ?
         - Euh... oui. Une fille était là aussi, sa nana. Elle doit savoir. Elle s’est échappée pendant le quickening, mais j’ai bien son visage en tête et de nombreux indics. Je vais la retrouver, ne vous en faites pas.
         - Oh moi je ne m’en fais pas, c’est plutôt toi qui devras t’en faire si tu échoues.







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         Laura a attendu deux heures cachée à bonne distance que Ceirdwyn se montre, mais maintenant qu’elle la sait chez elle, elle n’ose plus y aller. Pourtant, il faut bien se décider... Nerveuse, elle approche pas à pas de la demeure de la Celte, et s’arrête brusquement en arrivant, un doigt sur la sonnette. Sa tête bourdonne sous la puissance de l’ancien buzz, pourtant encore distant. C’est presque malgré elle qu’elle presse le bouton. La porte s’ouvre aussitôt, elle monte l’escalier. La femme qui l’attend en haut n’a pas l’air très amicale. Elle est assise sur la dernière marche, son beau visage fermé, une large épée sur les genoux,
         - Qu’est ce que vous voulez ? Ma tête ? Je vous préviens que ce ne sera pas si facile à avoir.
         - Oh non madame, c’est même tout le contraire. Pour tout vous dire je suis Immortelle depuis quinze ans, mais n’ai jamais eu personne pour vraiment m’enseigner comment me battre. J’ai pensé que...
         - Que je vous prendrais sous mon aile ? Qu’est ce qui vous fait croire que je vais vous accepter comme ça, sans vous connaître ? Je vous forme, je vous apprends mes meilleures techniques et à première occasion vous me décapitez en douce ? On ne me la fait pas.
         - Non ! Non voyons je ne...
         - Et d’abord qui vous a adressé à moi ?
         La question prend Laura de court. Elle tient à sa promesse de ne pas parler des Guetteurs aux autres Immortels, mais comment expliquer qu’elle la connaisse alors ?
         - Un... un ami.
         - Quel ami ?
         Laura fouille désespérément sa mémoire pour se rappeler de ce qu’elle a lu à l’époque dans le dossier de Ceirdwyn. Qui connaissait-elle, bon sang !
         - Hugh. Hugh Fitzcairn.
         - Il est mort.
         - Oui, je sais, c’est Kalas qui l’a tué. Mais nous avons parlé avant.
         - Pourquoi me mentez-vous aussi grossièrement mademoiselle ? Pour qui me prenez-vous ?
         - Je vous demande pardon ?
         - Inutile d’être très douée en math pour recouper ce que vous venez de me dire et voir que ce n’est qu’un tissu de mensonges. Hugh est mort en 1995, AVANT que vous deveniez Immortelle. Donc, quelque chose cloche. Assez parlé, hors de chez moi avant que je décide de chopper votre insolente tête de débutante.
         - Bon OK, ce n’était pas Fitzcairn, mais un ami dont j’ai promis de taire le nom. Tout le reste est vrai je vous le jure.
         - Désolée, je n’ai pas confiance. J’espère que vous me comprenez. Si ce n’est pas encore le cas, ce le sera dans quelques siècles si vous vivez assez longtemps. En attendant, dehors, on se retrouvera dans le Gathering. A défaut de formation, laissez-moi vous donner une seule leçon. Si vous tenez à votre tête, ne faites confiance à AUCUN des nôtres, à moins de le connaître vraiment très bien, et encore.
         Laura en a les larmes aux yeux, mais ne proteste plus. Elle serre les poings, tourne le dos.
         - Merci de ce conseil. Je vois que vous le suivez avec application, j’en ferai autant si je survis, en effet. Et que cela vous rassure, je vous comprends déjà, ô combien.

         En regardant partir la jeune fille, Ceirdwyn se mord la lèvre. Et si son histoire était vraie après tout ? Peut-elle vraiment la laisser ainsi, seule et sans défense ? Elle a l’air honnête et bien inoffensive... Si les apparences sont trompeuses, les intuitions sont parfois le meilleur des guides.
         - Mademoiselle !
         Laura s’arrête en bas des marches et se retourne, pleine d’espoir.
         - Laissez-moi un numéro de téléphone, à tout hasard. Je vais y réfléchir.
         Le sourire dont la gratifie alors la jeune femme lève les derniers doutes de la Celte.







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         - Nom d’un chien ! Sabina, tu ne bouges plus de chez moi jusqu’à nouvel ordre.
         Idriss repose le café que la surprise lui a presque fait renverser et tend le journal à la Brésilienne. Son portrait-robot, bien ressemblant, occupe tout un quart de page avec un avis de recherche et une promesse de récompense substantielle.
         - Mais je n’ai rien fait de mal... Qui peut me rechercher ainsi ? La police ?
         - Non, ce n’est pas un avis officiel et ce ne sont pas leurs méthodes. Ne t’inquiète pas, je vais trouver qui a fait publier ça. Je connais quelqu’un à la rédaction, on remontera à la source.







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         - Voilà, c’est bien Laura. Seconde, cinquième, on se retourne, première.
         Le dernier coup résonne longtemps dans la salle d’entraînement de Ceirdwyn où les deux femmes brettent depuis plus d’une heure.
         - Tu progresses bien. C’est une épée un peu courte mais intéressante que tu as là, je n’en ai jamais vu de semblable. Où l’as-tu trouvée ?
         - C’est... un trophée d’un duel. De mon seul duel en fait.
         - J’ignorais que tu en avais déjà gagné un !
         - J’ai surtout eu beaucoup de chance.
         - Cela n’empêche que tu as le don et ce qu’il faut pour te battre. Tu peux t’en sortir, tout ce qui te manque, c’est un peu de confiance en toi. Bien sûr tu n’as pas l’expérience qu’un plus âgé peut avoir, mais tu as l’avantage de la spontanéité. Surprend ton adversaire, déroute-le. Change le rythme de tes attaques pour qu’il ne puisse pas les anticiper. La colère est une arme, sert-en avec discernement car si elle renforce les coups elle fait perdre en précision, donc selon le duel elle peut t’aider ou te desservir. Dans ces cas, il te faut apprendre à la refuser. Allez, on recommence. En garde !







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         Le soir, en rentrant chez Idiss, Laura est épuisée mais heureuse ; elle se sent plus sûre d’elle. Bien entendu il est trop tôt pour qu’elle affronte un ancien Immortel face à face, mais elle est sur la bonne voie. En arrivant elle appelle ses amis mais personne ne répond ; elle en déduit qu’ils ne sont pas encore rentrés et se dirige vers la cuisine où elle commence à préparer du thé. Tout est calme dans la maison - trop calme même. Un son curieux fait tendre l’oreille à Laura, qui éteint la radio pour mieux le percevoir. On dirait un gémissement étouffé, et ça vient de... là ! Elle ouvre un placard et bascule sous le poids d’Idriss qui en tombe. Il est ligoté, bâillonné et porte une vilaine blessure à l’avant-bras, en plus d’un hématome sur la joue ; au moins, il est vivant. Laura le libère et l’aide à sa redresser, puis le traîne dans la salle de bain pour laver ses plaies.
         - Que s’est-il passé ? Où est Sabina ?
         - Je n’en sais rien. Nous avons vu dans le journal de ce matin qu’elle était recherchée, depuis elle n’a pas bougé d’ici, mais quelqu’un avait dû la voir avant et l’a dénoncée. Tu sais de nos jours, peu de scrupules tiennent face à une récompense. Deux hommes ont débarqué ici tout à l’heure, ils l’ont emmenée. J’ai voulu les arrêter, mais...
         - Des Immortels ?
         - Tu crois que je me suis fait ces coupures en me rasant ? Il n’y a que vous pour vous défendre avec des épées.
         - Qui ?
         - Je ne les connais pas. Et comme tu l’as constaté, avant ton arrivée je n’étais pas spécialement en mesure de contacter les collègues pour en savoir plus. Maintenant, si tu me laisses deux minutes, c’est réglé en un coup de fil.
         - OK, vas-y, appelle. Après tu iras à l’hôpital te faire recoudre ça.
         - Ca me va comme plan, Laura, à ceci près que même quand je le saurais je ne te dirais pas quels Immortels c’étaient.
         - Quoi ? Mais ils ont enlevé Sabina !
         - Oui, mais tu es des leurs, malgré notre passé commun. Je n’ai pas le droit d’interférer, tu es sans doute parmi les Immortelles la mieux placée pour le savoir. De plus... si tu le sais, qu’est ce que tu vas faire ? Les traquer, les décapiter tous pour la sauver ?
         - Et pourquoi pas ?
         - Laura, soit réaliste... Tu n’as... Tu n’as pas une chance !
         - Merci pour la confiance.
         - Ce n’est pas une question de confiance, tête de mule ! Tu es si jeune... Je suis encore ton aîné, bon sang, je te connais depuis pratiquement aussi longtemps que tu te connais vraiment toi-même. Ce n’est pas parce que tu as eu la tête de ce G.I. que...
         - Tiens donc, tu es au courant...
         - Qu’est ce que tu crois ? Je tiens à toi Laura, il est normal que j’aie lu ta chronique.
         - Tu aurais pu m’en parler. Et nos conversations, tout ce que je te dis comme à un camarade, tu le répète à tes chefs et à mon chroniqueur aussi ?
         - Tu sais bien que ça ne marche pas comme ça... Tu es mon amie, non ?
         - Je le pensais. Si c’est cas, donne-moi leur nom.
         - Non. Parce que c’est le cas, je ne le ferai pas. Ecoute, NOUS allons tenter de la récupérer, car elle est des nôtres à présent.
         - Oui mais c’est mon amie, et je sais ce qui se passera si vous ne pouvez la sauver. Vous l’abattrez avant qu’elle risque de parler des Guetteurs.
         - C’est possible en effet. Mais je n’interférerai pas pour autant dans vos combats.
         - C’est ton dernier mot ?
         - Oui.
         - Bon. Merci pour tout, adieu Idriss. Je me débrouillerai seule. Je commence à en avoir l’habitude.







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         Laura erre, malheureuse. Elle n’a personne à qui parler de son problème, personne pour l’aider. Elle ne peut expliquer à Ceirdwyn la situation sans lui parler des Guetteurs, pas question qu’elle contacte ses anciens amis par crainte d’être retrouvée par Paolo, et de plus aucun mortel ne doit savoir pour les Immortels... Pourquoi pas un autre de sa race alors, un qui serait au courant ? Hélas le seul qui réunisse ces conditions est le terrible Duncan MacLeod au katana si facile... Mais bon, elle a approché Ceirdwyn bien plus âgée, sans avoir de problème, et l’Ecossais est réputé homme d’honneur, elle peut toujours essayer. Il s’agit juste de lui parler après tout.

         Elle consulte les fiches qu’elle avait réunies quand elle travaillait chez les Guetteurs en espérant que leurs infos ne soient pas trop périmées, mais elle a de la chance et MacLeod vit toujours à l’adresse qu’elle a. Il est chez lui, elle le sent de loin tant son buzz est puissant.
         Laura n’en mène pas large en poussant la porte. Elle a lu tellement de chose sur cet homme. Une vraie célébrité, sans doute l’un des Immortels les plus connus, entre eux comme chez les Guetteurs. Certains voient en lui le plus probable vainqueur du Prix. Pourquoi pas ? Son tableau de chasse est impressionnant. Il l’attend debout au milieu de la pièce, son katana retourné dans le dos, déjà prêt à frapper. Son air calme et déterminé, un peu blasé même, à de quoi inquiéter. Se sent-il à ce point sûr de gagner, surtout contre quelqu’un de sensiblement aussi jeune qu’elle ? Elle envie un peu son assurance, mais son attitude presque vexante a aussi quelque chose de très énervant.
         - Je suis Duncan MacLeod du clan MacLeod.
         - Je suis... ravie de vous rencontrer, mais vous serais très reconnaissante si vous voulez bien poser votre arme. J’en fais autant bien sûr... Je ne suis pas encore très familiarisée avec ces choses.
         - Que voulez-vous ?
         - Votre aide.







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         Embusquée dans un immeuble voisin, Laura guette à la jumelle un entrepôt que MacLeod lui a signalé comme étant le repaire des ravisseurs. Comment il a obtenu cette information, il a refusé de le dire, mais c’est sans aucun doute grâce à un Guetteur peu scrupuleux. D’après lui, il s’agirait d’un petit groupe d’Immortels travaillant pour le compte de Morton Kyser, dont elle n’a jamais entendu parler. L’Ecossais l’a mise en garde contre cette homme, exceptionnellement puissant et cruel, mais elle ne l’a pas écouté. Sabina est en danger, tant à cause de ses kidnappeurs que des Guetteurs qui voudront la faire taire, Laura ne peut l’abandonner ! Elle a passé ses quinze premières années d’Immortalité à se cacher et à fuir son irréalité. Il n’est plus temps pour cela ; dût-elle y laisser sa tête, au moins elle va essayer. Ses craintes ne se sont pas évanouies et elle a – ô combien ! – conscience des terribles risques qu’elle prend. Mais depuis son « suicide », depuis qu’elle a enfin regardé la mort au fond des yeux, elle n’en a plus peur.
         L’indication est bonne, Sabina est bien enfermée ici, Laura peut l’apercevoir à travers des vitres brisées de la verrière. Pour autant qu’elle peut en juger de son affût, un seul gardien la surveille. Impossible de dire s’il est Immortel sans se révéler elle-même, mais cela ne change rien à sa détermination. Enjambant la fenêtre, l’éternellement jeune femme saute sur une poutrelle qui la relie à l’entrepôt et, en se servant de ses bras comme balancier, elle court tout le long de la charpente pour se réfugier dans l’angle opposé. A mi-chemin, un buzz la fait frissonner et donne l’alerte au geôlier. C’était prévu, au moins elle sait qu’il n’y a bien qu’un seul Immortel présent.

         De sa cachette, Laura le voit se lever, dégainer de son manteau une longue rapière et faire quelques pas dans sa direction, puis dans l’autre. C’est le moment de vérité, elle va enfin savoir si le produit qu’elle s’est procurée et son entraînement intensif sont efficaces, sachant que si tel n’est pas le cas, elle n’aura pas droit à une seconde tentative. Après tout, qui veut vivre pour toujours ? Elle sort une seringue de la boite qu’elle ne quitte jamais et s’injecte une dose complète au creux du bras. L’Immortel en bas devient nerveux à cause du buzz qu’il ne parvient pas à localiser.
         -Vlad ? Vlad, c’est toi ? Karl tu es là ?
         Comme il n’obtient pas de réponse il se rapproche de son otage et sort un téléphone portable de sa poche. Profitant de ce qu’il est occupé à numéroter, Laura se glisse le long de la poutre et saute souplement derrière lui. Une chute de six mètres, mais elle s’en relève sans mal. D’abord surpris, l’Immortel se met à rire en la voyant.
         - Oh, mademoiselle ! C’est gentil de venir me voir. On veut causer métal à ce que je vois ? Très bien... Je suis Valentino Cherbersensko, de Biélorussie.
         - Laura Desrieux, de France. Vous n’auriez pas dû vous en prendre à mon amie.
         - Oh mon dieu, j’ai peur. Au secours ! Y’a une gamine qui me menace, elle a un Opinel à la main !
         Sa fanfaronnade se change en glapissement de douleur quand Laura lui expédie au visage un terrible crochet de sa main renforcée par la garde hérissée de pointes de son épée. Le coup est parti tout seul, sans que la jeune femme ait conscience de le porter. Et tandis qu’elle réalise seulement ce qu’elle vient de faire, elle saute littéralement sur son adversaire et lui projette son genou dans le ventre. A partir de ce moment, son esprit se détache, sa volonté laisse les commandes à son corps transformé. Elle est très calme, a l’impression de bouger lentement et que le monde autour d’elle fonctionne au ralenti, mais du point de vue de son opposant, c’est tout le contraire ! La jeune Immortelle qui vient de tomber du toit s’est changée en furie incontrôlable, terrifiante, qui évite ses coups à une telle vitesse qu’elle n’a même pas besoin de les parer, frappe avec une force absurdement disproportionnée à sa carrure et bondit si haut qu’on la croirait libérée de la gravité terrestre. Valentino a tout de même cent quatre vingt ans et n’en est pas à son premier duel, mais il est rapidement réduit à la défensive. Toutefois il parvient à profiter d’une ouverture pour taillader cruellement la cuisse de Laura.
         Elle remarque avec un parfait détachement l’épée pénétrer sa chair et fouiller les muscles, couper des nerfs et fendre l’os, sans broncher le moins du monde. Aucune douleur ne lui parvient plus, et seul son boitement prononcé lui indique que sa jambe ne devrait plus être en état de fonctionner. Contre toute attente, elle continue le combat, blesse une fois son adversaire, puis deux, puis trois. Rabattant alors sa lame contre son avant-bras, elle s’acharne sur l’homme blessé à coups de poings et de pieds furieusement ravageurs. En sang, il s’écroule, laisse échapper sa rapière. Laura titube un instant, manque de lâcher aussi son épée. Elle fait quelques pas vers Sabina que seul un bâillon empêche de hurler sa terreur, revient en chancelant vers Valentino. Tout tourne autour d’elle, de plus en plus vite, son impression de flotter se mue en terrifiante sensation de chute accélérée. Une petite voix lui crie « Sa tête, prend sa tête pendant qu’il est temps ! », et ce n’est qu’au prix d’un effort surhumain qu’elle trouve encore la force d’achever le Biélorusse. Avant même que le quickening commence, elle tombe à genoux et se prend la tête dans les mains en hurlant. Elle tombe et tombe et tombe, quand cela finira-t-il ! Plus loin plus vite tout tourne et bouge et chavire... Les éclairs qui la frappent enfin, apportant leur lot de confusion, de souvenirs étranges, de souffrance et de trouble, ne font rien pour arranger les choses... La pression est trop forte, son esprit coupe le contact avec la réalité. Black-out.







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         Un groupe de Guetteurs fait irruption dans l’entrepôt sitôt les dernières foudres du quickening dissipées. Ils doivent agir vite, leurs indicateurs leur ont appris que les autres Immortels sont sur le point d’arriver. Idriss est avec là aussi, il se dépêche de trancher les liens qui retiennent Sabina et lui ôte son bâillon.
         - Tu vas bien ? Ils t’ont questionné sur les Guetteurs ?
         La jeune femme secoue affirmativement puis négativement la tête en guise de réponse, mais ses yeux grands ouverts dénoncent son état de choc. Après tout, elle vient quand même de se faire enlever, de voir une amie qu’elle a toujours cru simple historienne se battre à l’épée comme une démone et de subir les effluves d’un quickening à quelques mètres ! Un Guetteur désigne Laura qui gît, inconsciente, recroquevillée en position fœtale, pâle et brûlante de fièvre.
         - Qu’est-ce qu’on fait d’elle ?
         - On la laisse là, que veux-tu d’autre ?
         - Elle n’a pas l’air en grande forme...
         - Elle s’en remettra, va, tu le sais bien.
         - Mais les autres arrivent et elle n’est pas franchement en état de combattre. Après tout c’est pour libérer l’une des nôtres qu’elle s’est mise dans cette situation, on lui doit bien ça, non ?
         - Je l’ai assez prévenue ! J’ignore comment elle les a retrouvés, mais nous étions là pour aider Sabina de toute façon.
         Cette dernière s’approche du Camerounais, lui pose une main sur le bras.
         - Il a raison, Idriss. On ne peut la laisser comme ça.
         - Mouais. Bon, OK, mais je décline toute responsabilité.
         - Elle nous connaît déjà de toute façon, et au besoin on peut s’arranger pour lui faire croire que c’est le quickening qui a détaché Sabina.
         Ils sont interrompus par la sonnerie d’un téléphone portable.
         - Allo ? Qu’est ce que vous fichez encore là, les gars ? Les hommes de Kyser arrivent, ils sont à un pâté de maison à peine !
         Prestement, Idriss attrape l’épée que Laura garde dans sa main crispée et la lui plante dans le dos, avant que les Immortels en approche puissent ressentir son buzz. La respiration haletante de la jeune femme s’arrête presque aussitôt. Il la charge alors sur son épaule avant de prendre la fuite par l’arrière avec ses collègues, juste quand la porte principale de l’entrepôt grince sur ses roulettes.




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