SECONDE PARTIE


"Guetter v. tr. 1. Épier. La lionne guette sa proie. 2. Attendre avec impatience. Guetter un signal. || Attendre (qqn) dans une intention malveillante ou hostile. Guetter l'ennemi. -- Fig. Être guetté par la maladie. 3. Être à l'affût de (qqch). Guetter l'occasion, le moment d'agir."
Dictionnaire Hachette








         Laura s’éveille en sursaut, paniquée. Valentino, Sabina ! Vite ! Mais tout est calme autour d’elle. Où donc est l’entrepôt ? Elle se trouve dans une chambre inconnue, ses vêtements sont pliés sur une chaise proche avec son épée dessus, et sa jambe déchiquetée a eu le temps de guérir entièrement. Elle s’apprête à se lever quand elle perçoit un buzz de plus en plus proche. Enveloppé simplement d’un drap, elle bondit sur son épée et se met en garde. La porte s’ouvre, Ceirdwyn entre, un plateau dans les mains.
         - Oh la, calme-toi ! Il est un peu tôt pour l’entraînement tu ne trouves pas ?
         - Comment suis-je arrivée là ?
         - J’espérai que tu me le dirais. Tu as sonné hier soir, tard, et le temps que je viennes ouvrir tu t’étais évanouie sur le palier. Tu t’es battue n’est-ce pas ? Tu étais dans un drôle d’état, et regarde tes affaires, elles sont en loques et couvertes de sang !
         - Non, enfin si... je ne sais plus.
         - Comment ça tu ne sais pas ?
         Laura se concentre un instant, tente de rassembler ses esprits troublés.
         - Ié gavarié parouski ?
         - Ah bon, c’est nouveau !
         - Qu’est ce que je viens de dire ?
         - Que tu parles russe...
         - Non je ne... ah si, enfin, quelques mots me viennent mais je n’ai jamais... Oh si ça me revient, oui, j’ai pris une tête hier. Mais tout est tellement flou... je ne sais pas... Et je me sens mal, la nausée, des courbatures partout...
         - Des courbatures ! Dis-donc, ça fait bientôt deux mille ans que je n’en ai pas eu, tu as du sacrément te déchaîner ! En tout cas, tu as besoin de repos. Dors, on parlera plus tard.



         Deux fois, trois fois Laura sonne en vain à la porte du pavillon, mais personne ne vient ouvrir. Pourtant elle sent bien qu’il y a quelqu’un... A moins que le rideau n’ait frémit que sous un courant d’air. En désespoir de cause, elle s’apprête à tourner les talons quand la porte s’entrouvre enfin, retenue par la chaîne de sécurité.
         - Qu’est ce que vous voulez ?
         Eberluée, Laura dévisage le vieil homme décrépit qui se montre dans l’entrebâillement.
         - Euh... pardon, est-ce qu’Idriss est là s’il vous plait ?
         - Qui ça ?
         - Idriss N’Tonga. C’est sa maison.
         - Mais non voyons. J’habite ici depuis vingt-sept ans. Allez, ouste, je ne veux rien acheter.
         - Mais je...
         Trop tard, la porte est refermée, le verrou grince à l’intérieur. L’Immortelle se passe la main sur les yeux, chancelle un instant. Elle vérifie l’adresse, mais il n’y a aucun doute possible, c’est bien la maison de son ami, où elle a habité les deux semaines précédentes ! A-t-elle perdu la raison malgré l’immortalité des cellules de son cerveau ? Le souffle court, elle titube jusqu’à une cabine de téléphone et fouille fébrilement son sac à la recherche de son répertoire, puis appelle un autre de ses anciens collègues Guetteurs. « Le numéro que vous demandez n’est plus attribué. Veuillez consulter le nouvel ann... ». Un autre, elle tombe sur une voix d’enfant qui dit ne pas connaître ce nom. Un dernier, c’est « le répondeur de Kathy et d’Hellena », mais pas celui de la personne qu’elle s’attendait à trouver. Que se passe-t-il ? Bien sûr ces numéros ont dix ans, mais elle les a tous vérifié chez Idriss, ils étaient valides la semaine dernière !


         Elle a promit, elle a juré de ne jamais revenir ici, mais c’est son dernier espoir d’avoir des nouvelles de Sabina et de savoir ce qui se passe. Le quartier général des Guetteurs est là devant elle, austère bâtisse soigneusement étudiée pour paraître la plus ennuyeuse et la plus insignifiante possible. Qui sait ce qu’ils lui feront pour punir son parjure ? Tant pis. Elle pousse le lourd portail en fer forgé et s’avance, saisie d’une profonde appréhension. Dans la cour désertée, pas une voiture n’est stationnée, pas une moto garée, pas un vélo. La porte d’entrée n’est pas verrouillée, Laura entre et déambule dans une surnaturelle solitude le long de pièces vides, descend dans les caves vierges d’archives, traverse des laboratoires photo où les machines de tirage se sont volatilisées comme par magie. Les Guetteurs se sont envolés. Disparus leurs caméscopes et leurs livres, leur savoir et leurs informations, leurs agents et leurs chercheurs. Laura s’assoit sur une marche et se prend la tête dans les mains. Voyons, une organisation si vaste ne disparaît pas comme ça, il doit bien y avoir des traces, des indices, quelqu’un qui sait !


         - Allo, M. MacLeod ?
         - En personne.
         - C’est Laura Desrieux à l’appareil. Vous vous souvenez de moi ?
         - Oui bien sûr... Qu’y a t’il ?
         - Les... les Guetteurs ont disparu.
         - Comment ça ?
         - Je préfère venir vous voir pour en parler.
         - OK, je vous attends.


         En exposant la situation au Highlander, Laura ne tient pas en place. Elle prend son verre, le repose sans boire, recommence, se lève pour aller regarder d’un air inquiet par la fenêtre, se rassoit pour se relever aussitôt. Duncan est tranquillement assis jambes croisées dans le canapé, il tente de l’apaiser.
         - Vous ne croyez pas que vous prenez ça un peu trop à cœur ? Je veux dire, nous ne sommes même pas censés être au courant de leur existence, enfin vous, si, c’est spécial, mais après tout ce qu’ils font ne nous concernent pas.
         - Mais que votre ami Dawson ne réponde pas au téléphone ne vous inquiète pas ?
         - C’est un grand garçon, il a le droit de sortir faire un tour et d’éteindre son portable.
         - Oh, je vous en prie. Allons le voir. Il me faut des réponses... Si ça se trouve j’ai tué mon amie avec le quickening, je ne me souviens de rien, mais je dois savoir. De plus les Guetteurs ont été ma famille pendant cinq ans, et si se savoir suivie en permanence n’est pas des plus agréable, ça me rend malade de ne pas... d’être... enfin, vous voyez. Je veux dire, je connais parfaitement leurs techniques, leurs méthodes. Je leur ai juré de ne pas utiliser ce savoir contre eux et du coup je n’ai même pas tenté de découvrir mon propre chroniqueur. Si je vous parle de tout ça c’est que je vous sait au courant, vous avez même vu leur QG. Mais depuis ce matin, pas une trace, rien.
         - Ca ne veut rien dire... Ils ne sont quand même pas sur nos talons vingt-quatre heures par jour. Pas s’ils savent où nous retrouver plus tard.
         - Ca c’est ce que vous croyez, MacLeod. Ne prenez pas le vôtre pour un modèle. Ces gars sont des pros, ils ont des techniques rodées depuis trois mille ans... OK, j’ai pu ne pas les repérer, Dawson est sorti faire un tour et mes amis ont tous déménagé en même temps sans prévenir ni laisser de traces. Mais le reste ?
         La sonnerie insistante du téléphone les interrompt. Duncan décroche, parle quelques instants avec son correspondant et repose le combiné d’un air soucieux.
         - C’était Richie, un ami, l’un des nôtres. Il avait un... rendez-vous galant avec... et bien avec une Guetteuse. Elle n’est pas venue.
         - Cela confirme ma théorie.
         - Ce n’est pas ce que j’appelle une théorie, à moins que vous puissiez fournir une explication.
         Laura cligne des yeux, lève doucement la tête, prise d’une subite inspiration.
         - Mais c’est évident... Comment n’y ais-je pas pensé plus tôt ?
         - Quoi ? De quoi parlez-vous ?
         - C’est pour ça que les Guetteurs ont disparu. Parce que nous sommes trop nombreux à être au courant de leur existence. Ils ne peuvent faire leur job que dans le secret le plus total. On m’a par exemple raconté ce qui s’est passé quand Amanda nous a découverts. Depuis un millénaire elle était suivie sans problème, et soudain ça devenait impossible, elle se méfiait trop, nous la perdions à tout bout de champ.
         - Et ?
         - C’est simple... Enfin, non, ça a du demander une sacré organisation, mais nous les en savons capables. Ils ont coupé tout contact avec nous, sont retournés au secret qui n’aurait jamais du se perdre.
         - Ne surestimez-vous pas notre importance ? Je veux dire, je ne connais qu’une dizaine d’entre nous qui...
         - Surestimer notre importance ? Mais Duncan – vous permettez que je vous appelle Duncan ? – Nous sommes tout pour eux, vous ne voyez pas ? Ils travaillent, passent leur vie, parfois meurent pour nous, pour nous observer et retracer nos vies. Qu’un seul d’entre nous les connaisse, et c’est une menace perpétuelle pour leur incognito et leur sécurité qui peut durer des millénaires ! Je comprends qu’ils veuillent disparaître de notre vue.
         - Je ne saisis pas bien votre explication. En quoi déménager les met à l’abri ? Nous ne les oublierons pas pour autant.
         - Bien observé. Mais si nous ne pouvons plus intervenir, plus les contacter, plus les apercevoir même... Nous n’aurons qu’à les ignorer. Les interactions sont devenues trop courantes ces dernières années, trop meurtrières. Vous êtes assez bien placé pour le savoir il me semble.
         - Vous avez l’air d’en savoir long sur moi.
         - J’avoue que je vous ai étudié à l’époque. Mais ça ne résout pas notre question.
         - Désolé Laura, je ne vois pas de gros problème. Ne plus avoir les Guetteurs sur le dos est plutôt une bonne nouvelle, non ?
         Laura ouvre des yeux ronds de surprise.
         - Vous ne réagissez vraiment pas comme ce je m’attendais.
         - Vous pensiez que je m’impliquerai plus ?
         - Oui, par exemple.
         - Désolé. Ca c’était moi avant. Trop gens ont payé mes ingérences de leur vie. Bonsoir Laura. Un conseil, laissez tomber. Laissez les mortels se débrouiller entre eux. Si certains veulent nous observer, ça ne me dérange pas plus que ça, tant qu’ils ne mettent pas leur nez dans mes affaires.
         Dégoûtée, Laura n’a plus aucune envie d’argumenter. Se contentant d’un vague hochement de tête pour tout salut, elle tourne les talons et s’en va. Sitôt son buzz dissipé, le Highlander se jette sur le téléphone et compose en toute hâte le numéro de Joe. Pas question qu’il entraîne une débutante avec lui, c’est beaucoup trop risqué et apparemment elle ne sait même pas pour les Chasseurs, mais il s’inquiète de ce qui a bien pu arriver à son vieil ami mortel !







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         L’Immortel suffoque, agite désespérément les bras tandis que de sa gorge s’écoule un fleuve de sang bouillonnant. L’épée noire qui l’a traversée d’estoc de part en part est la seule chose qui empêche encore l’homme de tomber.
         - Jamais, jamais tu ne reviens avec ce genre de nouvelle sans avoir de solution. Mais je t’épargne une fois de plus, enfin, façon de parler. Tu as beaucoup de chance, j’ai encore besoin de toi.
         Morton Kyser retire son arme d’un geste brusque mais en prenant soin de ne pas trancher les derniers lambeaux de chair et de muscle qui relient encore la tête au tronc. Karl s’effondre. Une telle blessure mettra de longues heures à se résorber et ne guérira jamais tout à fait, mais grande est la colère de Kyser d’apprendre que la seule personne susceptible de le renseigner lui a une fois de plus glissé entre les mains. Quel que soit l’Immortel qui a si inopportunément provoqué – et décapité – son homme de main, il le regrettera longtemps.
         - Vlad !
         Terrifié, l’Immortel fait un pas en avant, tendu.
         - Oui monsieur ?
         - Mets le paquet sur ce coup là. Ce petit jeu a bien assez duré. Je veux que tu obtiennes, par tous les moyens qui te seront nécessaires, toutes les bandes vidéos des caméras de surveillance des magasins alentour, que tu les recoupes pour trouver qui est entré dans l’entrepôt le temps que tu rejoignes Valentino.
         - Oui monsieur, mais il n’y a pas grand monde autour.
         - Alors trouve autre chose, interroge les voisins, fait pirater les sauvegardes d’un satellite militaire s’il le faut.
         - Ca va prendre du temps.
         - Le temps est tout ce qui nous reste... Une fois de plus, mais je ne désespère pas. En tout cas celui qui a remplacé Sebastiao au rang d’emmerdeur privé numéro un est entré dans un jeu... dangereux.







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         - Un thé s’il vous plait.
         Assise à la terrasse d’un café discret, Laura regarde régulièrement par dessus ses lunettes de soleil son reflet dans la vitrine d’en face. Elle ne s’habitue décidément pas à ces cheveux flamboyants et à ce rouge à lèvre si vif. Cela lui donne un air de femme fatale qui ne lui ressemble vraiment pas, mais c’est justement le but recherché. Les Guetteurs veulent se planquer ? OK, elle en fait autant. Depuis deux semaines, en sortant de chez Duncan, elle fait tout pour brouiller ses traces, ne sort jamais par la porte par laquelle est entrée quelque part, emporte avec elle des vêtements de couleur différente de ceux qu’elle porte et se change en cours de journée. S’ils sont toujours là, cela ne les arrêtera pas, mais au moins elle ne leur facilite pas la tâche. Elle relève soudain la tête. Un buzz ? Pas tout à fait. Ni proche ni distant, il est plutôt comme dilué dans la réalité. Son regard croise celui du serveur distrait... Un pré-Immortel. Son plateau à la main et un torchon sur le bras, il est un peu maigre mais plutôt mignon, ne se doute en rien de ce qui l’attend s’il meure violemment, demain en traversant la rue devant un bus ou dans trente ans en crevant un pneu sur l’autoroute. Et pourtant que peut-elle bien lui dire ? Non seulement la Règle l’en empêche, mais même sans cela... Elle n’a pas d’autre choix que le laisser à son destin et lui souhaiter bonne chance. Peut-être se recroiseront-ils dans quelques siècles ; mais ce jour-là qu’auront-ils à la main, le verre de l’amitié ou l’épée du combat ?
         En faisant semblant de se remaquiller, Laura utilise son miroir de poche pour espionner les environs. Son « enquête » sur la disparition des Guetteurs n’a encore rien donné, et c’est presque par provocation qu’elle reste dans cette ville où elle est sans doute recherchée par beaucoup de gens, entre la police, les Guetteurs et les kidnappeurs de son amie, mais l’excitation la motive plus qu’elle ne lui fait peur. Elle est Immortelle ? Soit, autant vivre comme telle. Il faudra vivre cachée pendant des siècles, mieux vaut s’y habituer et s’entraîner dès maintenant.
         Elle a un choc en rempochant son miroir. Sabina est assise seule à la table d’à côté. Elle est arrivée pendant que Laura regardait ailleurs et ne semble pas avoir reconnu son amie immortelle. Cette dernière hésite longuement, puis rapproche discrètement sa chaise.
         - Sabina ?
         La jeune Brésilienne sursaute violemment.
         - Laura ! Je ne t’avais pas vue... Mais que fais-tu ici ? Et tes cheveux, mon dieu.
         - Peu importe ma coiffure, je te croyais morte ou je ne sais quoi !
         - Mais non voyons ! Tu ne te souviens pas ? Le quickening a brûlé mes liens et je me suis enfuie...
         - Euh... non, je ne me souviens plus. A vrai dire tout ce passage est assez flou dans ma tête.
         - En tout cas, dis donc, quelle combattante... Je n’aimerais pas te faire face quand tu es en colère !
         L’Immortelle ne répond pas, détourne le regard d’un air gêné. Son amie lui prend la main.
         - Laura ? Merci.
         - Pardon ?
         - Je n’ai pas eu le temps de te remercier d’avoir risqué ta tête pour moi. C’est déjà énorme pour n’importe qui, mais en plus Idriss m’a dit ce que ça représentait pour toi particulièrement. Merci, donc.
         - Tiens parlons-en d’Idriss justement. Où est-il passé celui-là ?
         - Tu n’es pas au courant ? Il est retourné au Cameroun.
         - Non, je ne savais pas. Mais n’est-il pas censé guetter Mary-Ann Thumepelton ?
         - Oh, ma pauvre Laura, je croyais qu’il t’avait dit ça aussi...
         - Quoi ? Explique-toi !
         - Il n’y a plus de Guetteurs. D’ailleurs je cherche un job, si tu as un tuyau.
         - Attends attends, que dis-tu ? Il ne peut pas ne plus y avoir de Guetteurs, ils sont là depuis trois mille ans ! C'est ce que vous essayez de nous faire croire, mais nous ne sommes quand même pas si niais !
         - Que vas-tu imaginer ? Tu deviens parano ! Tout a une fin. En tout cas c’est ce qu’ils ont dit la semaine dernière. Ils ont réuni tout le monde dans une grande salle et les chefs ont annoncé qu’ils étaient désolés mais qu’ils ne pouvaient plus continuer comme cela, problèmes de financement, de sécurité pour nous, tout ça. Donc ils ont rendu tous les Guetteurs à la vie civile, ils gardent juste l’obligation de silence absolu jusqu’à la mort. Les archives ont été entreposées en lieu sûr et c’est tout ce que je sais. Tu comprends, comme je venais d’entrer dans l’organisation, ils ne m’ont pas donné trop de détails, mais les faits sont là. Ils ont aussi mentionné de gros problèmes de recrutement, parce que les jeunes veulent un boulot plus gratifiant, plus facile. Ce n’est pas drôle de passer sa vie en planque, la nouvelle génération ne veut plus le faire. Il faut une véritable vocation, mais ça se perd. Ils ont aussi des problèmes financiers ; avant ils récupéraient les fortunes des Immortels décédés puisqu’ils savaient où elles étaient cachées, mais cela devient impossible. Sous quel prétexte les Guetteurs peuvent-ils se présenter dans une banque et demander l’accès à un compte protégé ? Il y a ainsi des centaines de millions bloqués, qui font le bonheur des banquiers mais n’alimentent plus les caisses des Guetteurs.
         - Non, quelque chose cloche. Ils ne peuvent pas abandonner maintenant, alors que le Gathering approche. Ils se seraient investis pendant cent cinquante générations pour arrêter du jour au lendemain ? Je ne marche pas. Tu es sûre de tout me dire ?
         - Tu m’as sauvé la vie au péril de la tienne et tu es ma meilleure amie, tu crois que je te mentirais ?
         - Non... Enfin je ne sais pas. Les Guetteurs, tout ça... Je ne sais plus que croire, à qui faire confiance. Parlons d’autre chose. Sais-tu pourquoi des Immortels t’ont enlevée ? T’ont-ils interrogée ?
         - Non, je crois qu’ils attendaient d’autres personnes. Ils étaient deux, l’un est parti en chercher un troisième et tu es intervenue à ce moment. Ils n’ont pas eu le temps. Quant à ce qu’ils cherchaient...
         Laura se penche en avant. Sa voix, déjà basse, se fait murmure.
         - Si tu ne leur as rien dit, ils sont toujours après toi. Comment se fait-il dans ce cas que tu te promènes toujours en ville sans avoir peur ? Tu me caches quelque chose.
         - Non ! Mais je n’ai nulle part où aller.
         - Alors où vis-tu depuis deux semaines ?
         - A l’hôtel. Tu as une meilleure idée ?
         - Pas vraiment, c’est aussi mon cas. Mais je trouve quand même ton histoire curieuse.
         - Ca me fait mal que tu ne me fasses plus confiance. Pour preuve de ma bonne foi, je vais te dire ce qu’ils veulent, mais s’ils apprennent d’une façon ou d’une autre que tu es au courant, tu seras autant en danger que moi, peut-être même plus encore parce qu’ils pourront te torturer beaucoup, beaucoup plus longtemps que moi pour l’apprendre. Ecoute bien, c’est quelque chose que Sebastiao m’a confié un jour. Il a dit que s’il lui arrivait malheur, je devais aller chercher cela et le détruire.
         - Et tu l’as fait ?
         - Non, pas encore. J’ai essayé mais il a oublié un détail : on ne peut l’atteindre vivant, en tout cas plus maintenant.
         - Vas-y continue.
         La voix de Sabina chute encore, ce n’est plus qu’un souffle à l’oreille de Laura qui écoute intensément et ouvre de grands yeux.







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         - Allo, M. Kyser ?
         - Oui Vlad ? De bonnes nouvelles j’espère.
         - Plus ou moins, patron. En fait j’ai retrouvé la trace de la nana, mais il suffit que j’approche pour qu’elle disparaisse comme par magie. A croire qu’elle perçoit mon buzz ou quelque chose. Je la traque pas à pas, mais pas moyen de mettre la main sur elle. Avec un peu d’aide sans doute que...
         - Bon, d’accord, je t’envoie notre ami Karl. Je ne peux plus te le passer au téléphone, il a... un léger mal de gorge. Mais les progrès de la technologie n’ont pas de limites, arrangez-vous par e-mail.







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         - Bon, je crois que je t’attends ici.
         - En effet... Je ne suis pas très rassurée, à vrai dire.
         - Au moins tu ne risques rien, toi. Même avec des bouteilles blindées et une combinaison renforcée, un mortel ne pourrait survivre au courant et aux rochers.
         - Et comment je ressors de là après ?
         - C’est simple, tu attends la marée descendante, elle inverse le flux et tu n’as plus qu’à te laisser porter.
         - Comment sais-tu tout ça ?
         - Je t’ai expliqué, c’est Seb qui me l’a dit.
         - Pourquoi t’en aurait-il parlé s’il te savait incapable d’y aller ?
         - Je suppose qu’il pensait me le dire plus tard mais n’en a pas eu le temps. Je ne lui posais pas beaucoup de questions, tu sais.
         - Bon, admettons. Après tout... J’y vais.
         Avec un dernier soupir, Laura enfile une combinaison de plongée et descend précautionneusement la falaise. Après quelques heures de route, Sabina l’a guidée jusqu’à ce coin de côte désert, où les vagues noires battent des rochers plus sombres encore dans un bruit de tempête. Le plus proche village de pêcheurs est à des dizaines de kilomètres, et l’escarpement des rives dissuade tout vacancier de s’aventurer par ici. Quoi que Sebastiao ait caché, il n’avait pas l’intention que quelqu’un le trouve par hasard. L’Immortelle frémit en prenant contact avec la mer glacée, mais elle se force à ne pas ralentir le mouvement et se jette à l’eau, au sens propre du terme. Après quelques brasses vers la droite, elle trouve derrière un gros rocher l‘entrée de la grotte que Sabina a mentionnée, plutôt un boyau creusé par l’eau et les ans au pied de la falaise. Résistant contre un terrible sentiment de claustrophobie, elle se glisse dans l’ouverture obscure et nage sur quelques mètres, le courant devenant plus fort à mesure que le passage se resserre. Luttant de toutes ses forces contre la panique, Laura s’oblige à ne pas s’opposer au flot, bien trop fort pour que la nage soit efficace. Mais toute sa volonté ne peut l’empêcher de se débattre et d’hurler tandis qu’elle est drossée dans le noir contre les pierres coupantes et se noie. Et si c’était un piège ? Si le courant ne s’inversait pas et qu’elle restait à jamais prisonnière de la grotte ? Il est trop tard de toute façon. Elle ne peut retenir plus longtemps son souffle et suffoque tandis que l’eau salée envahit ses poumons.



         Laura s’éveille quelques temps plus tard, sans pouvoir dire quelle durée s’est écoulée depuis sa noyade. La montre à son poignet était étanche, mais elle s’est brisée. La jeune femme est allongée sur un grand rocher plat, dans une grotte d’environ dix mètres par cinq, éclairée par la faible luminescence de lichens. Elle se hisse à l’intérieur, dégageant ses jambes du bassin bouillonnant d’où elle vient d’émerger. Dans le coin le plus éloigné de l’eau, trois malles d’apparence ancienne sont entreposées. Les faire arriver jusqu’ici n’a pas du être une mince affaire ; d’ailleurs celles en bois comme celle en métal portent de nombreuses traces de coups.
         Laura jette un regard navré sur sa combinaison en loques, mais ses plaies et ses bleus ont eu le temps de cicatriser avant qu’elle revienne à elle. Heureusement, sa lampe de plongée fonctionne encore. Les malles ne sont pas verrouillées – qui pourrait les atteindre ? – elle ouvre la première, celle qui semble la plus vieille, et pousse un sifflement admiratif. Pour ce qu’elle sait de l'âge de Sebastiao, tout ce qu’il y a ici n’a pu être réuni par lui-même. Son passé d’historienne lui permet d’identifier des monnaies de bien des époques. Sersteces, louis, écus, napoléons, tournois, doublons, sols, une véritable fortune est amassée ici, tout en or - la seule valeur qui perdure. C’est exactement ce que Ceirdwyn lui a conseillé de faire, mettre de l’or de côté en un endroit secret, pour les coups durs, les occasions où il faut repartir à zéro. On ne sait jamais ce qui peut arriver, et depuis des millénaires l’or est encore le meilleur des compagnons pour contribuer à se refaire une vie.
         La seconde malle contient une sacoche avec des assignats, à moitié pourris et probablement déjà périmés à l’époque de Sebastiao, divers autres titres et papiers rongés par l’humidité et illisibles, quelques bijoux, des pierres précieuses, des objets d’art tel un magnifique miroir ciselé, même une couronne princière du dix-huitième siècle enveloppée de tissu.
         La troisième, métallique, semble dater de la seconde guerre mondiale. Outre les bosses récoltées dans le tunnel, elle porte des impacts de balles, un coup de hache, des restes d’étiquettes des cinq continents. Cette malle a une histoire, à n’en pas douter. Pourtant son contenu est moins impressionnant que les autres. De nombreux carnets de notes couverts d’une écriture agressive, quelques fioles, dont certaines au bouchon desséché sont vides. C’est sans doute cela que Sebastiao voulait voir détruit. Mais pourquoi ? Laura jette un coup d’œil vers le tunnel, mais l’eau bouillonne toujours vers le haut, il lui reste quelques heures avant que le courant s’inverse. Les batteries de sa lampe sont neuves, autant en apprendre plus. Elle s’empare du premier carnet et l’ouvre précautionneusement, mais il est encore en assez bon état pour qu’elle puisse le manipuler sans crainte.







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         La lumière faiblit, clignote un instant, baisse encore. Laura l'éteint avant que la batterie soit complètement à plat. En attendant que ses yeux se réhabituent à la faible lueur des lichens, elle repose le carnet et médite sur ce qu'elle vient de lire. Ce sont des notes techniques, médicales, des formules chimiques compliquées, des listes d'ingrédients étranges, des bibliographies. Jusque là, pas un mot sur l'Immortalité, le chercheur qui a rédigé ces notes pouvait tout aussi bien être mortel. Quant au résultat concret de la recherche, il devait être tellement évident qu'il n'a pas été répété tout au long des notes ; le seul élément concret mentionné est que la version en cours du produit s’administre par voie intraveineuse, en attendant de trouver plus pratique. Laura n'a pas la moindre idée ce qu'il peut être, d'autant que la médecine n'est pas son domaine. Toutefois, elle dispose d'un moyen très simple pour en avoir une idée. Elle saisit à sa ceinture la petite boite métallique qui ne la quitte jamais et en extrait le tube vide de la seringue qu'elle a utilisé pour libérer Sabina, puis y verse quelques gouttes de la solution. Elle commence à s'habituer à l'Immortalité, à changer de regard sur son corps qui ne risque plus rien et ose s’en servir comme l’outil indestructible qu’il est devenu. Quel qu’il soit, en aucun cas un produit chimique ne peut lui couper la tête !
         Frémissant à peine sous la piqûre, elle s'injecte l'échantillon au creux du bras et attend. Dans un premier temps rien ne se passe. Elle commence à se demander si la substance n'est pas périmée, ou si ce n'est pas un médicament peu actif pour une maladie que de toute façon elle ne peut attraper. Toutefois, son vieil ami l'instinct lui souffle qu'il y a plus que cela. Quelle serait autrement sa place parmi les possessions les plus précieuses et les plus secrètes d'un Immortel ? Elle se crispe soudain, le ventre tordu d'une terrible douleur, commence à regretter son geste inconsidéré. Sa peau la brûle, se dessèche, mais il est trop tard pour faire marche arrière, il n'y a plus qu'à attendre que l’effet se dissipe.
         L'Immortelle a la terrible impression que le derme de son visage se sépare de la chair, que ses mains se momifient ; pourtant quand elle se touche tout semble normal... Enfin, presque. Sitôt la douleur dissipée, elle se jette sur la seconde malle, en extrait le miroir et allume sa torche. Un cri résonne longuement sur la voûte humide ; avant que la lampe rende définitivement l'âme, elle a eu le temps de voir son reflet. Si tant est qu'il s'agisse bien du sien.




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