TROISIEME PARTIE


"Pas de destin, mais ce que nous faisons."
Sarah Connor








         Trois semaines plus tard

         Le bar est assez rempli. Dans un coin, deux ou trois jazzmen font le bœuf, mais la musique peine à dominer le bruit des conversations et des rires. Derrière le comptoir, Dawson ressert un verre de scotch à Duncan MacLeod, qui le remercie d'un signe de tête et sirote lentement sa boisson.
         - Alors Joe, comment se passe la retraite ?
         - Bah, Mac, tu sais, tranquille. On s'y habitue. Moi j'ai fait mon temps de toute façon, et les jeunes ont trouvé à se recaser. Il nous reste assez de connections pour les y aider au besoin. Et puis, avec le solde du budget on a alloué une sorte de pension aux anciens et à ceux qui guettaient à plein temps.
         - J'ai toujours du mal à y croire tu sais. Après s'être battu pour préserver les règles...
         - Oh mais les règles n'ont pas disparu. Je ne suis toujours pas censé te parler. Mais bon... On se connaît trop bien, je ne pense pas que cela change grand chose maintenant, surtout après tout ce temps.
         - Qu'avez-vous fait des archives ?
         - Stockées en lieu sûr, pour le moment où l'humanité sera prête à les accepter, ou si les Guetteurs se reforment un jour ou que sais-je encore. J'ignore où elles sont, tout ce qu’on m’a dit, c'est que même Indiana Jones aurait bien du mal à les trouver maintenant. Ca va me manquer tout ça tu sais, les longues nuits passées en planque dans une voiture glaciale, les rapports et les recherches... Je peine à réaliser que tout est fini.
         Duncan lui jette un regard dubitatif, mais que peut-il ajouter ? Il termine son verre d'un trait et se redresse, prêt à partir, quand il relève soudain la tête, les yeux agités, la main sous le manteau. Joe - qui sait pertinemment ce que cela signifie - ne dit rien, en attente. De toute façon rien ne peut arriver ici même, avec tout ce monde. Le Highlander se détend bientôt, lisse les pans de son imperméable.
         - Ce n'est rien, il est parti. Bon allez, salut Joe, à la prochaine.

         Après le départ de l'Immortel, Dawson continue la routine qui est la sienne, emplit des verres, en essuie d'autres, mais son esprit n'y est pas. Ses pensées sont interrompues par une salve de rires gras venant de l'autre bout du comptoir. L'ancien Guetteur s'approche et tend l'oreille, intrigué. Une femme à peu près de son âge est entourée d'un petit groupe de consommateurs. Elle a un verre de Martini à la main, mais ne semble pas encore y avoir touché. Elle parle de plus en plus fort pour essayer de se faire entendre malgré les rires de son public.
         - Mais puisque je vous le dis ! Je l'ai vu comme je vous vois, il avait le volant enfoncé dans le ventre, du sang partout... Il était mort !
         Joe s'approche de la femme et lui tapote l'épaule.
         - Pourquoi rient-ils ? Je ne vois rien de drôle au décès de quelqu'un... Qui était-ce ?
         - Mon mari monsieur. C’est terrible, personne ne me croit, les secouristes, la police, même mes amis ! Pourtant je ne suis pas folle, je suis bien sûre de ça.
         - Croire quoi, qu’il est mort ?
         - Non monsieur, justement. Qu’il est vivant. Il ne peut pas mourir. Je l’ai déjà vu renaître avant. Un jour notre maison de montagne a eu un problème avec le gaz, je... je n’étais pas là, je faisais des courses. Quand je suis arrivée, mes amis et lui... étaient décédés. J’en suis certaine. Mais il s’est relevé comme si de rien n’était. Pourquoi ne me croyez-vous pas ! Pourquoi j’irais raconter des choses pareilles !
         Joe soupire longuement, fixe la femme droit dans les yeux. La soixantaine ne l’a pas épargnée, mais elle reste plutôt belle malgré ses cheveux gris et les rides de son front et de ses tempes, les veines apparentes de ses mains et de son cou.
         - Que faites-vous dans la vie ?
         - Professeur d’Histoire, pourquoi ?
         - Oh, comme ça. Ecoutez, pourquoi ne revenez-vous pas me voir demain, disons, vers onze heures. Ici même. Je vous crois, moi, j’aimerais en parler plus, mais pas en public.
         Puis, plus fort, de façon à ce que les consommateurs autour l’entendent :
         - C’est pas un peu fini de raconter ce genre de chose, Madame ! On ne plaisante pas avec les morts, vous devriez avoir honte.


         Quinze jours plus tard, dans l’arrière boutique du bar de Joe, quatre hommes et trois femmes sont assis autour d’une table. C’est l’entretien final, l’examen. Depuis ce temps, Joe a longuement discuté avec Morgane Valmont, lui a posé beaucoup de questions sur son passé, son mari immortel. L’un des hommes, un vieillard austère, prend la main de la candidate et en approche un couteau aiguisé qu’il vient de passer à la flamme. Sur la table à côté de lui se trouvent côte à côte une boite de pansements, du désinfectant et un revolver.
         - Cette dernière épreuve va être douloureuse, je le crains. Mais nous vous avons expliqué pourquoi nous devons le faire.
         - Allez-y, je suis prête.
         Morgane serre les dents, mais ne peut retenir un gémissement quand la lame affûtée perce la chair de son avant-bras et y laisse une estafilade saignante. Tous les regards sont tournés vers la plaie ouverte, on n’entend plus que les respirations, celle de la femme accélérée par la douleur, et le son humide du sang qui tombe goutte à goutte sur le chiffon prévu à cet effet. Une minute passe, puis deux, trois. Le sang ne coule plus mais la blessure est toujours là. Le vieil homme sourit, puis il lave et panse le bras ouvert.
         - Pouvez-vous nous attendre dans la pièce à côté, Madame ? Nous allons délibérer maintenant.







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         - Allo ?
         - Sabina ? C'est Laura.
         - Laura, mon dieu ! Mais que t'est-il arrivé? Je t'ai attendu des heures et des heures, j'étais folle d'angoisse et ne pouvais ni t'aider ni trouver quelqu'un pour le faire... Tu viens seulement d'en émerger ? Ma pauvre...
         - Non, rassure toi. J'en suis sortie bien plus tôt. Tu étais quand même déjà partie, mais je ne t'en veux pas.
         - Tu aurais pu me prévenir alors ! Je me fais tant de souci pour toi depuis deux mois !
         - Encore fallait-il que je trouve un numéro où te joindre maintenant que tu t’es décidée à quitter la ville ! De toute façon c'est plus compliqué que cela. Ecoute, je ne peux pas te parler pour le moment, je voulais juste avoir de tes nouvelles et te prévenir que je vais bien.
         - Tu as détruit ce qu'il y avait dans la grotte ?
         - Oui. Je t'en parlerai une autre fois...
         - Qu’est-ce que c’était ?
         - Son journal intime.
         - C’est tout ?
         - Il devait y tenir. A bientôt Sabina, je te recontacterai.
         - Attends ! Où es-tu ?
         Trop tard, l’Immortelle a coupé. La Brésilienne raccroche d’un geste rageur en jurant, puis elle reprend aussitôt le combiné et compose un numéro.
         - Allo, Collins ? Sabina à l’appareil. Laura Desrieux est bien sortie de la grotte, elle a dû le faire juste avant ma relève... Non je ne pouvais pas rester plus longtemps, les hommes de Kyser sont arrivés, et... Oui... Non je ne sais pas où elle est, je n’ai pas eu le temps de... Oui, bien sûr. Dès que possible.... A bientôt.
         Sabina soupire, se passe une main dans les cheveux. Une douche lui ferait du bien. Ou un bon bain chaud, tiens. Elle va dans la salle de bain, commence à faire couler l’eau chaude et verse dans la baignoire le contenu de la fiole de produit moussant et quelques sels. L’avantage de vivre à l’hôtel, c’est qu’il y a toujours du shampoing et du bain mousse à disposition... Laissant ses vêtements sur une chaise, elle tâte la température de l’eau du bout de l’orteil. Parfait ! Elle s’y plonge avec délice et ferme les yeux, quand une sonnerie insistante l’interpelle.
         - Oh non, pas encore !
         Bondissant hors du bain comme un chat qui y serait tombé, elle s’enveloppe d’un peignoir en quatrième vitesse et se jette sur son localisateur pour en neutraliser l’alarme. Ils sont deux, une fois encore. Karl Von Dezmer et Vlad Groschenko. Le premier arrive sans doute par l’ascenseur ou l’escalier, l’autre est plus haut, peut-être déjà sur le toit. Sans perdre une seconde, celle qui n’a jamais cessé depuis le lycée d’être une Guetteuse - malgré son absence de tatouage, une dérogation spéciale vu l’intimité de ses missions - essuie ses pieds pour ne pas laisser de traces, verrouille la porte, passe dans la chambre voisine communicante (dont elle a obtenu la clé en prévision de ce genre d’incidents), et de là sort dans le couloir où elle se réfugie dans le placard d’entretien. Quelques secondes plus tard, les deux Immortels font irruption dans sa chambre, l’un par la porte, l’autre par la fenêtre. Ils hurlent si fort leur rage de ne pas la trouver une fois encore alors que tout indique qu’elle était là juste à l’instant que Sabina les entend jusque dans la cachette où elle se recroqueville. Leur capacité à la retrouver quelles que soient les précautions qu’elle prend ont de quoi effrayer ! Sans le localisateur pour l’avertir de leur approche, ils auraient déjà mis la main sur elle plus de cinq fois. Hélas, il suffit qu’ils emploient des mortels à la place pour qu’elle soit sans défense... Et d’après ce que le micro qu’elle a caché dans sa table de nuit lui apprend, c’est exactement la conclusion à laquelle ils sont arrivés. Cette fois, elle a encore eu de la chance, mais il lui faut se résoudre à partir se cacher de façon plus... radicale.







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         Morgane s’approche de l’homme penché sur un écran et toussote pour attirer son attention.
         - Bonjour, on m’a dit de venir vous aider... Je suis la nouvelle.
         - Ah oui, bonjour, on m’a parlé de vous. Vous sortez tout juste de formation, n’est ce pas ?
         - En effet.
         - C’est bien de voir de nouvelles têtes. Ce n’est plus très courant depuis... la réforme. Vous ne vous en rendrez pas tellement compte, mais je peux vous dire que ces derniers temps, le boulot a plus changé qu’en trois mille ans ! Bon, mon job, c’est de repérer les Immortels qui ne sont pas encore « marqués ». Ceux que l’on connaissait avant mais qui ont échappé à la mise à jour, les nouveaux, et éventuellement ceux qui par malchance se sont débarrassés de tous les capteurs. Vous voyez ces dossiers, là ? Vous pouvez commencer avec. Ils ne sont pas triés, il faut les recouper avec les archives pour voir si ces Immortels ont été tués, et dans le cas contraire les localiser.
         Morgane tire une chaise et s’assoit à côté du Guetteur, puis prend la première chemise. Elle est récente, pas très épaisse, surtout comparée à d’autres qui emplissent des caisses entières. Le nom de la couverture la fait sourire alors qu’elle ouvre et se plonge attentivement dans la lecture de la courte chronique de Laura Desrieux. Tout autour d’elle, la salle vibre littéralement des ronflements des ordinateurs et des scanners. A l’ombre du public, dans le secret total, est en train de se mener la plus vaste opération de numérisation et de modernisation, à faire pâlir les plus belles bibliothèques du monde. Trois mille ans de notes et d’archives sont encodés, ce qui prenait autrefois une pièce entière à stocker tient désormais sur un simple disque et la vitesse de recherche et de recoupements entre archives est multipliée à l’infini. Les petites tentatives indépendantes de bases de données ont fusionné et se développent en des centres high-tech, où des manuscrits millénaires côtoient des baies de stockage de toute dernière génération.
         Le Guetteur n’avait pas tort, le travail a bien changé. Chaque Immortel trace à présent sa propre chronique, bardé à son insu de capteurs et de micros. Des agents infiltrés dans les laboratoires de la Nasa installent des composants à eux dans chaque nouveau satellite en partance, chargés de relayer les signaux des balises vers les centres de guet. D’autres, utilisant une couverture dans les organismes comme le FBI et la CIA, leur fournissent le meilleur en matière de technologie d’espionnage et de filature. De pisteurs, les Guetteurs sont devenus informaticiens. Le nombre d’hommes sur le terrain a fortement baissé, puisqu’il leur suffit de poser les mouchards et parfois de remplacer ceux détruits par les quickenings. En fait l’essentiel de leur travail est maintenant d’œuvrer à la préservation du secret de l’Immortalité, ce qui n’est pas toujours évident avec le nombre croissant de duels et de quickenings en pleine ville, à peine dissimulés sous un pont ou dans une impasse.







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         Trois mois déjà. Trois mois que Morgane travaille chez les Guetteurs avec zèle et dévouement. Elle ne va pas sur le terrain. Un peu trop âgée pour cela, elle n’en exprime pas l’envie de toute façon. Elle s’occupe essentiellement de scanner d’anciennes chroniques, et cette tâche un peu monotone semble lui convenir tout à fait. Il lui arrive parfois de glisser discrètement dans son sac des bandes de sauvegardes, des listings de fréquences, mais rien qui puisse manquer aux Guetteurs. Des souvenirs, quoi.
         C’est l’une de ces journées mornes où le temps est gris et le ciel plombé, l’un de ces jours où l’on se sent aussi bien au boulot qu’ailleurs. Le quotidien, tranquille. Travailler aux archives des Immortels est un emploi calme. Il y a tellement de temps disponible ! Bien plus que ce qu’aucun des archivistes ne dispose. Cela laisse de quoi faire le travail bien, en détail. Pas de "dead-line", de rapport urgent à rendre. Bien sûr c’est différent pour les hommes de terrain, mais depuis la Réforme, eux aussi sont plus tranquilles. Plus aucun Immortel ne s’attend à les voir, et même si tous n’ont pas gobé l’histoire de la dissolution des Guetteurs, quelle importance ? Ils n’ont même plus à les approcher, mais qu’un seul des nouveaux Guetteurs se fasse attraper - tout sera à refaire.

         La nuit approche, mais on ne voit pas le ciel depuis les sous-sols discrets où sont cachés les Guetteurs. Le seul point d’accès, très étroitement surveillé, est un ascenseur camouflé qui débouche dans le bar de Joe Dawson, lequel, malgré son intimité passée avec des Immortels, est l’une des têtes pensantes de la réforme - il était tentant de le faire disparaître comme certains de ses collègues, mais il est trop connu pour que cela passe inaperçu.
         Les seuls bruits qui parviennent aux chercheurs souterrains sont les vibrations et les coups d’un chantier voisin. Soudain le cliquetis des claviers s’arrête, le bourdonnement des conversations aussi et tous lèvent la tête, en suspens. Quelques sons incongrus percent le silence. Une cuillère à café qui s’agite seule dans sa tasse. Une étagère chargée de livres anciens qui s’écroule. Un téléphone mural qui se détache et se brise au sol. La terre tremble, le plancher s’agite. Un écran tombe d’un bureau dans une gerbe d'étincelles, tous les Guetteurs se jettent sous des tables, dans l’embrasure des portes, le long des murs. La lumière s’éteint et tous les moniteurs avec, les plongeant dans le noir total. Puis, aussi brutalement que cela a commencé, tout redevient calme. Les onduleurs démarrent l’éclairage de secours, faible, mais mieux que rien.
         Un Guetteur s’avance, ramasse quelques affaires tombées.
         - Tout le monde va bien ?
         On se compte, se recompte, se vérifie mutuellement.
         - Que s’est-il passé ? Cela ne peut être un tremblement de terre dans cette région !
         Personne ne répond à cette remarque pleine de bon sens.
         - Le téléphone est mort.
         Constate quelqu’un qui vient de l’essayer.
         - L’accès au réseau extérieur aussi.
         Annonce un autre qui s’empresse d’éteindre l’écran qu’il a allumé pour tester. Il s’agit d’économiser les batteries de secours en attendant d’en savoir plus.
         - Allo ? Allo Joe, tu m’entends ?
         Un autre Guetteur tente de faire fonctionner l’interphone directement relié au bar. Du haut parleur ne s’échappe d’abord que des grésillements, des bruits de statique, puis la voix de Dawson se fait entendre, au grand soulagement de tous.
         - Allô ? Vous allez bien ?
         - Oui, tout le monde est sain et sauf. Que s’est-il passé, bon sang ?
         - La grue du chantier voisin s’est décrochée, tout le bloc de contrepoids est tombé sur une maison, qui s’est effondrée à son tour. A priori elle était vide, seul le conducteur de la grue est légèrement blessé, c’est un miracle. Par contre l’ascenseur est mort et l’escalier de secours bouché. Il nous faudra environ quatre jours pour rouvrir le passage. Vous pourrez tenir ?
         Après une rapide vérification, le Guetteur répond
         - Oui, ça devrait aller, la fontaine d’eau est intacte et il y a le frigo de la salle de pause. On a à boire, deux ou trois trucs à manger. Ce n’est pas la joie, mais il n’y a pas de danger réel. Dépêchez-vous quand même de nous sortir de là !
         - Bien sûr les gars. Mais tant qu’à faire, on va rester discret. Je vous tiens au courant. Et j’essaie de réparer le téléphone au plus vite afin que vous puissiez prévenir vos familles.

         Une fois l’interphone raccroché, certain soupirent, d’autres se prennent la tête dans les mains. Le superviseur tente de les réconforter.
         - Allons, ce n’est pas si grave. On va juste se rationner sur l’eau et un peu de diète n’a jamais fait de mal à personne... Mais j’espère que vous aviez prévu des barres de céréales pour le goûter, elles vont servir !
         Tandis que les prisonniers s’organisent, Morgane reste un peu à l’écart, la mine soucieuse. A l’un de ses collègues qui s’inquiète, elle répond qu’elle est claustrophobe, mais il semble bien que ce soit plus grave.







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         Deux jours ont passé. Dans le sous-sol condamné, la vie s’est organisée tant bien que mal. Toutes les deux heures, chacun vient à son tour boire quelques gorgées d’eau et manger un carré de chocolat ou un morceau de sucre, principales denrées que contenait la salle de pause. L’ambiance n’est pas trop mauvaise. Tous ont pu passer un coup de téléphone pour prévenir leurs proches qu’un « rendez-vous imprévu » les retient et ils savent par les messages réguliers de Joe que le déblaiement de l’escalier de secours avance bien. Avec un peu de chance, ils pourront sortir dès demain soir. Tous les appareils non indispensables ont été débranchés pour économiser du courant, et ce qui reste permet d’alimenter quelques lampes. En attendant mieux, les Guetteurs lisent, discutent. Seule, un peu à l’écart, Morgane ne dit rien. Elle a défait son chignon, laissant ses cheveux grisonnants retomber de part et d’autre de son visage. Cela fait déjà quelques tours qu’elle laisse passer sans boire et la soif la tenaille, aussi lorsque l’heure de la distribution revient, elle se lève et avance à petits pas, prend sa place dans la queue devant la fontaine où un Guetteur emplit équitablement des gobelets.
         Lorsqu’elle s’avance dans le rond de lumière pour prendre son verre, l’homme qui la sert lui fait joyeusement remarquer
         - Dites donc Morgane, l’enfermement vous réussit !
         Sans répondre, elle avale son eau et retourne se cacher dans l’obscurité. C’est assez discret, mais il est vrai qu’à bien y regarder, ses cheveux sont plus sombres, sa peau plus lisse, son teint plus vif.

         Plus tard, alors que la nuit est revenue au dehors, tous les Guetteurs dorment, sur les rares canapés, dans des fauteuils, par terre enveloppés dans leurs manteaux, quand un grondement sourd se fait entendre brièvement. Les lumières clignotent une fois, deux, puis se stabilisent. L’électricité a été rétablie, le réseau aussi. Les ordinateurs, redémarrés automatiquement, s’empressent de synchroniser leurs données avec les autres centres disséminés à travers le monde.
         Quelques applaudissements de joie éclatent. Au moins, à défaut de remonter à la surface, les Guetteurs peuvent s’occuper en se remettant au travail. L’un d’eux se tourne vers la silhouette restée prostrée contre un mur.
         - Allez Morgane, au boulot, ça vous changera les idées. Je vous plains d’être claustrophobe à ce point...
         Il s’approche et lui pose une main réconfortante sur l’épaule, mais elle se dégage d’un coup de rein.
         - Ca ne va pas ? Vous êtes malade, que se passe-t-il ? Regardez-moi...
         Inquiet, il l’attrape par le poignet, la force à se tourner vers lui, plonge son regard dans celui de sa collègue et la lâche en criant. Au lieu de la dame âgée qu’il côtoie depuis trois mois se trouve une jeune femme qui ne doit pas avoir trente ans. Le regard vif dans un visage jeune et doux, les cheveux bruns foncé, sans une touche de blanc... Sorcellerie ? Magie ? Toujours est-il qu’elle a perdu trois décennies d’âge en autant de jours.
         Les Guetteurs font à présent cercle autour de la jeune femme. Un homme assez âgé s’avance.
         - Eh ! Je la reconnais... C’est la jeune Immortelle Laura Desrieux !







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         - Et tu comptes nous infiltrer comme ça régulièrement ? Une fois ne t’a pas suffit ? Tu avais promis de plus prendre contact pourtant. Nous aurions pu te couper la tête à l’époque, mais nous t’avons fait confiance. Cette fois tu es allée trop loin.
         Laura est ligotée sur une chaise, le visage fermé, les Guetteurs font cercle autour d’elle. Depuis sa découverte, elle n’a pas ouvert la bouche. Le regard dans le vague, elle fait mine de ne pas entendre les reproches qui lui sont faits. Sa seule chance de garder encore un peu sa tête sur les épaules est de ne surtout jamais, à aucun prix, révéler comment elle a pu se déguiser au point de ralentir son pouvoir de cicatrisation. Ils brûlent bien trop de découvrir son secret pour prendre le risque de la décapiter.
         Un Guetteur fouille son sac ; il y trouve un disque de sauvegardes de données sur les Immortels vivant actuellement en Asie, un autre sur les fréquences et les codes de cryptage des émetteurs de ceux dont les noms commencent par L, M et N. De la doublure du manteau, il tire la petite boite métallique contenant deux seringues sans étiquette.
         - Eh chef, c’est peut-être ça.
         Avec un grand luxe de précautions, ils mettent les ampoules de côté. Enfin, en triturant son parapluie ils en font tomber son épée, qu’ils lui plaquent aussitôt sous la gorge.
         - Alors, c’est quoi ta recette miracle ?
         Mais Laura ne répond pas. Elle n’a même pas tressailli en sentant sa propre lame contre son cou. Son esprit est ailleurs, volontairement coupé de la réalité. Elle y est brutalement ramenée en recevant une violente gifle qui lui ouvre la lèvre et la fait saigner du nez, mais elle se force à ne pas réagir. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent à son corps, ce n’est pas ça l’important.
         - Arrête ! Cela ne sert à rien... de la frapper.
         Le superviseur s’est avancé à son tour, on le reconnaît à sa façon curieuse de parler en faisant traîner la fin des phrases. Il appuie fermement sur le bras du Guetteur qui menace Laura pour lui faire baisser l’épée.
         - Quoi qu’il y ait dans ces seringues, ce n’est sans doute pas ça, autrement elle s’en serait servi pour prolonger... l’effet. A moins que ce soit une ruse justement, puisqu’il lui en faut plus pour se maintenir ou je ne sais quoi. Dans tous les cas, inutile d’être violent, il y a d’autres moyens de la faire parler, sûrement plus... efficaces.
         La voix est douce, mais le ton utilisé fait frémir l’Immortelle de la tête aux pieds. Dans quoi s’est-elle encore fourrée bon sang !

         L’interrogatoire est interrompu par des éclairs de lampes torches et des voix venant de l’escalier de secours. Deux jeunes hommes en débarquent, ahuris de voir leur collègue ainsi ligotée. Les autres les mettent au courant en quelques mots. L’accès ouvert, certains commencent à monter, tandis que les responsables restent pour discuter de ce qu’il convient de faire de Laura. L’un d’eux propose de tester le produit sur-le-champ.
         - De toute façon elle ne peut aller nulle part, et nous serons fixés. C’est l’occasion, si ça se trouve c’est une substance instable dans le temps et nous perdrons toute possibilité de le savoir. Et elle, on ne risque pas de la perdre...
         Ainsi est décidé. Puisque l’Immortelle refuse de leur répondre quand ils l’interrogent sur le dosage, ils lui en injectent au hasard une demie seringue à la base du cou et s’écartent de quelques pas pour observer les effets. L’un d’eux s’est emparé d’un appareil photo, un autre d’un caméscope, un troisième d’un revolver, au cas où. Pendant quelques instants rien ne se passe, puis la respiration de Laura s’accélère brusquement, son pouls s’emballe. Un filet de bave au coin des lèvres, elle relève la tête, ses yeux sont injectés de sang, son visage déformé par un horrible rictus dément. Elle commence à se débattre dans ses liens, les spectateurs reculent encore, effrayés par cette transformation si radicale et différente de ce à quoi ils s’attendaient.
         Soudain, en poussant un hurlement sauvage, la jeune femme se redresse, tendue comme un arc. La chaise de bois tendre se disloque sous l’effort tandis que les cordes qui l’enserrent se rompent une à une. Le Guetteur armé fait feu, la balle traverse le flanc de l’Immortelle qui ne trésaille même pas. D’un coup de pied retourné, elle fait voler le revolver loin de l’homme qu’elle agrippe par le col et le pantalon, brandit au dessus de sa tête et jette au loin comme un vulgaire sac de chiffons. Il s’écroule au travers d’une table et ne bouge plus. Pendant ce temps, un autre Guetteur s’est emparé d’une chaise qu’il fracasse sur le dos de l’Immortelle ; accusant le choc elle s’effondre mais se relève aussitôt et, d’un direct à la mâchoire, elle envoie l’imprudent rejoindre son collègue au pays des rêves. Les deux hommes restants se jettent alors sur elle, mais avec une force impensable pour sa carrure, elle les soulève, chacun au bout d’un bras, avant de leur faire se cogner la tête l’un sur l’autre. Ils tombent à leur tour en gémissant, du sang coulant sur le visage. Laura se tourne alors vers la dernière personne présente, une femme assez molle et enrobée mais qui empoigne avec courage l’épée prise à l’Immortelle. Laura fait un pas vers elle, un autre, le regard lourd de menaces, et dès qu’elle est à portée elle tend le bras d’un geste si rapide que c’est à peine si la Guetteuse à le temps de le suivre. En une fraction de seconde Laura a récupéré sa lame et la femme à terre pleure en tenant sa main aux doigts cassés.
         Sans perdre plus de temps, Laura s’engouffre dans l’escalier qu’elle gravit d’une traite en courant, bouscule à mi-chemin ceux qui évacuaient et n’ont ni le temps ni la force de la retenir, puis elle débouche dans le bar de Joe comme une furie, l’épée toujours à la main, s’enfuit en bousculant les clients ahuris et disparaît dans la circulation urbaine. Avant même que ses camarades sortent à leur tour de l’escalier secret, Dawson a déjà un téléphone en main et convoque les pontes des Guetteurs pour une assemblée extraordinaire. Ils ont un problème. Un gros problème.







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         - Non mais vous vous rendez compte ! C’est intolérable ! Nous avons investi d’un coup vingt ans de budget... Mobilisation exceptionnelle... Moyens technologiques... Et cinq mois plus tard...
         Les lèvres pincées, la mine embarrassée, Joe Dawson et d’autres responsables essuient les foudres du Conseil Suprême des Guetteurs.
         - Nous avions pris toutes les précautions, Monsieur, mais son affaire était bien préparée... Elle a même passé le test de la blessure ! Comment vouliez-vous que l’on sache ? Depuis quand les Immortels peuvent-ils contrôler leur cicatrisation ? Franchement, c’était indétectable...
         - Et son passé, son identité ! Vous auriez quand même pu vérifier...
         - Nous l’avons fait bien sûr. Mais... Laura Desrieux connaît nos méthodes, nos sources d’informations. N’oubliez pas qu’elle était officiellement des nôtres il n’y a pas si longtemps encore. Morgane Stevens est en effet professeur d’Histoire et elle avait le profil idéal, tout correspondait... La seule chose que nous n’avons pas vérifiée est le dossier médical. Pourquoi l’aurions-nous fait ? Elle était là devant nous et en bonne santé. Pourtant la vraie Morgane est hospitalisée, atteinte de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé. C’est pour cela que tout le reste collait. La personne existe réellement, est encore en vie, tout était vrai... sauf elle. C’était très bien joué.
         - N’empêche que nous voilà avec une Immortelle en liberté qui non seulement nous connaît, mais qui en plus sait en détail quelles sont nos méthodes modernes et même les fréquences, le matériel... Nous pouvons dire adieu à sa chronique avant un moment, mais le plus grand risque est qu’elle est en parle à d’autres ou se serve de ces informations pour tricher au Jeu.
         - Elle ne le fera pas.
         Celle qui a prit la parole se lève et parcoure la salle des yeux. Assez petite, les formes généreuses et la peau mate, elle fixe d’un regard d’obsidienne ceux qui veulent lui couper la parole. Une fois le silence rétabli, elle poursuit.
         - Je la connais depuis pas mal de temps, personnellement je veux dire. Quand je l’ai contactée après la triste fin de ma mission auprès de Sebastiao, je me suis arrangée pour qu’elle me mette dans la confidence de l’Immortalité. Du coup, libérées des contraintes du secret, nous avons beaucoup parlé. De sa vie avant, de la promesse envers nous qu’elle a toujours tenu, en tout cas jusque ces derniers mois. Plus qu’une mission, c’est vraiment une amie, mais cela n’entrave pas mon jugement. Je crois honnêtement que si elle s’est arrangée pour nous infiltrer, c’est dans un but personnel, pour savoir, pour comprendre. Elle ne nous révèlera pas à d’autres ni prendra déloyalement de tête sans y être obligée.
         - D’accord, mais tu as soulevé toi-même le problème, Sabina. Sans y être obligée. Ce qui implique qu’il y a une multitude de cas qui pourraient l’y forcer. Non. Moi je dis que nous avons trop investi, trop travaillé à cette réforme pour la laisser s’éventer au bout de quelques mois. Il faut supprimer Desrieux au plus vite.
         Rien de ce que peuvent dire Sabina ou d’autres modérés n’y change quoi que ce soit, la décision est votée à la majorité. Eliminer Laura, l’une des plus douces et des plus tranquilles Immortelles qui soit, est devenue la priorité de milliers de personnes.




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