On ne vit qu'éternellement

- SECONDE PARTIE -





Reims (Union Européenne)



         Grégoire a pris le risque d’attendre des heures à un café que la nuit tombe pour pénétrer discrètement dans la cathédrale, mais à peine le soleil se couche-t-il que d’énormes projecteurs de chantier entrent en action et illuminent chaque détail, des dalles du parvis aux grimaces des gargouilles. Quel que soit le responsable de la reprise du chantier, il ne tient guère à ce que des gêneurs y pénètrent. L’Immortel a vérifié les autres accès, bien sûr, mais tous sont sous étroite surveillance, à tel point qu’il eût presque été plus facile de s’introduire dans l’église de jour.
         Il va lui falloir trouver une autre entrée. A l’époque ce n’était pas ce qui manquait, mais tant de bâtiments alentour ont été détruits qu’il ne doit plus en rester beaucoup. Il reste bien la solution de saboter l’un des projecteurs, mais outre le fait qu’ils sont de toute façon en surnombre, cela ne ferait qu’attirer l’attention sans lui laisser le temps d’entrer. Il parcourt une nouvelle fois la place des yeux et descend aux toilettes, au sous-sol du café.
         Son regard tombe sur le couloir, de l’autre côté. Il doit mener aux caves et aux réserves du café et a une apparence bien plus ancienne que le reste du bâtiment souvent restauré. Se pourrait-il que... Grégoire fouille désespérément dans sa mémoire, à la recherche du moindre souvenir, du moindre indice susceptible de l’aider. Mais tant de temps a passé, il a vu tant de lieux et de gens... Pourtant... Voyons. Le parvis est à droite en sortant, la rue des Tournelles en face...
         Soudain une image s’impose à lui, d’une netteté telle qu’un frisson lui parcourt la colonne vertébrale. Ce café... c’était la maison de Margot ! Et avec de la chance...


         L’intérieur de la cathédrale est sombre comme il ne l’a pas été depuis des siècles. Les projecteurs qui illuminent la façade ne traversent pas la couche de saleté qui recouvre les vitraux et plus aucun cierge n’y brûle depuis longtemps. De toute façon ce n’est pas leur faible lueur qui pourrait percer les ténèbres accumulées sous les voûtes centenaires. Toutefois, plus encore que les ombres, c’est le silence qui semble le plus impénétrable. Comme une masse palpable, il a figé l’air et suspendu le temps, s’alliant à la poussière pour tout recouvrir d’un voile d'immobilité.

         Soudain volent en éclat le temps et les ombres, la poussière et le silence. L’arrière de l’autel vénérable vient de basculer avec fracas, livrant passage à un homme couvert de toiles d’araignées et de cendres. A la vague lueur d’un briquet, il remet en place la plaque sculptée en s’assurant qu’elle n’a pas trop souffert de sa chute.
         Grégoire se redresse et change de main son Zippo qui commence à le brûler. Un sentiment de présence l’obsède tout à coup. La flamme cède et les ténèbres retombent, furieuses d’avoir été un instant privées de leur suprématie. Bien qu’il ne ressente aucun buzz, l’Immortel a le réflexe de dégainer son épée, présence froide et rassurante dans sa main experte. Fermant ses yeux inutiles, il se concentre sur son ouïe comme le lui a enseigné son maître malais en 1720. Une respiration, là ! à quelques pas vers la droite. Retenant son propre souffle, Grégoire se déplace rapidement vers elle et, laissant faire son instinct, il effectue quelques mouvements rapides pour plaquer l’inconnu au sol, l’immobiliser et lui placer sa lame sous le cou. Ce n’est pas un Immortel, mais l’habitude fait force...
         Tout en maintenant sa prise, Grégoire rallume son briquet et l’approche du visage de l’homme qui n’a toujours rien dit.
         - Patrick ?!
         - Ouf, c’est bien vous. Je ne vois pas qui d’autre serait venu jusqu’ici, mais on ne sait jamais.
         - Mais...
         - Eh bien oui, je suis vivant. A chacun son tour de faire une surprise à l'autre à l'autre, vous ne trouvez pas ? En attendant, si voulez bien ôter votre épée de là où elle se trouve, cela m'arrangerait fort.




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Un garage clandestin du sud de la Hollande



         - Ce ne serait pas plus sûr chez un concessionnaire ? Cela fait trois dépôts que l'on explore en vain...
         Ibrahim suit Aaron pas à pas entre les carcasses rouillées et les moteurs éventrés tout en jetant des regards dégoûtés autour de lui. L'air empeste l'huile et le carburant brûlé.
         - Un vendeur officiel poserait trop de questions et le délai de livraison serait d'au moins deux mois. De plus, ma carte d'identification me donne plus de cinquante ans, elle peut passer dans la plupart des cas, mais pas pour une vente officielle de cette envergue, j'ai l'air trop jeune.
         - Et si je l'achetais, moi ? Mon ID est à jour et j'ai l'argent nécessaire.
         - Non, il vous faut une licence de pilotage de classe C pour acheter un jet long-courrier. Avec un peu de temps je pourrais arranger tout ça, mais nous n'en avons pas. Encore que. De toute façon, Kyser a eu le temps de se cacher de l'autre côté de la terre. Mais je ne veux pas attendre. Je suis encore trop jeune pour ça, Ibrahim, je n'ai pas la patience de laisser faire le hasard pour retomber sur ce salaud un beau jour dans un demi-millénaire en l'ayant laissé sévir pendant si longtemps.
         - Je vous comprends, oh oui je vous comprends. Mais pas pourquoi vous prenez tant cette affaire à cœur. Vous... vous connaissiez à peine Mary-Ann !
         - En effet, mais elle était chez moi, sous ma protection même si elle avait trois fois mon âge. De plus... Kyser est le seul Immortel qui m'ait provoqué et qui se soit échappé. Et il y a plus qu'une question d'honneur. Ce type s'amuse depuis mille ans à torturer des Immortels à mort, je dois l'arrêter. Il faut être réaliste, nous ne sommes pas beaucoup à pouvoir affronter un guerrier de son envergure. Je suis de ceux-là ; c'est mon devoir. Mais ici je ne peux rien faire. Là-haut, chez moi, j'ai une chance de le trouver en fouillant les réseaux, il finira bien par y laisser un indice. Donc il me faut un avion, bon sang !

         Deux heures de recherches, de négociations et même de menaces n'ont pas abouti. Rien dans ce garage pitoyable n'est suffisamment en état de voler pour remplacer au moins temporairement son jet. Il faut donc qu'Aaron trouve autre chose. En "emprunter" un ? Mais à qui ? Pirater le serveur d'une compagnie aérienne pour s'octroyer des billets pour la lune malgré la saturation des vols ? Eventuellement, mais encore lui faut-il un minimum de matériel pour cela. De colère, il donne un coup de pied rageur dans une plaque de tôle, si fort qu'il s'en brise temporairement deux orteils.
         Le Touareg lui pose une main amicale sur l'épaule.
         - Allons, bientôt un siècle et toujours aussi pressé. Nous l'aurons ne vous en faites pas.
         - Oui, vous avez raison. C'est juste que je n'aime pas perdre le contrôle des choses...
         - Qui peut se vanter de l'avoir ? La colère ne résout rien, et c'est elle qui fait perdre le contrôle.

         Les deux Immortels sont soudain interrompus par un signal du communicateur d'Aaron. Il s'éloigne de quelques pas et prend l'appel mais ne reçoit que le son, l'image est désactivée.
         - Aaron, c'est vous ? Vous êtes seul ?
         - Oui, qui parle ?
         Silence. Puis
         - C’est Méthos. J'ai besoin de votre aide.
         - Je vous l'aurais accordée avec plaisir, mais en ce moment je suis très occupé.
         - Je sais. Vous recherchez Morton Kyser.
         - Oui. Et je crains que sa tête ne passe avant votre demande, quelle qu’elle soit.
         - Ecoutez, Aaron, nous ne nous connaissons pas très bien. Mais sachez que si je contacte un Immortel que je ne connais pas parfaitement, surtout vous - sans vous vexer -, c'est que je n'ai pas d'autre choix. J'ai un sérieux problème qui peut compromettre notre sécurité à tous. Vous entendez ? Tous !
         - Mais...
         - L'heure est grave, jeune homme. Je ne plaisante pas. Vous voulez Kyser ? D'accord. Venez, aidez-moi, je vous donne Kyser, OK ?
         - Vous... vous savez où il est ?
         - Si je vous le dis. Vous pouvez me faire confiance, Aaron. Vous savez que c'est moi qui prends le plus de risque en vous demandant de venir. Alors ?
         - Alors... j'arrive. J'espère que vous dites vrai, Méthos, j'espère pour vous.
         - Ne vous en faites pas pour ça. Je vous transfère mes coordonnées. C'est à Prague. Une chose encore, venez seul, je vous en prie. Je sais qu'Ibrahim est avec vous, mais sa présence n'est... pas souhaitée.




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Cathédrale de Reims



         - Je ne suis pas Immortel moi, alors je porte toujours mon gilet pare-balles en mission. Avec vous, tout est toujours si rapide que je ne l'ai pas enlevé avant d'être dans le train. Heureusement. Ce salaud de Welsey... Il se la jouait "boss amical"... Tu parles. Bon, j'ai quand même eu trois côtes cassées, mais ç'aurait pu être pire.
         - Et maintenant ?
         - Maintenant ? Il me croit mort, ne s'étant pas attardé dans le compartiment dépressurisé. S'il découvre que je suis en vie, et si ce n'est déjà fait cela ne saurait tarder, il voudra se débarrasser de moi et de ce que je sais.
         - Donc vous êtes venu ici ?
         - Et bien, oui, comme vous voyez. Je pensais que vous pourriez me protéger.
         - J'ai déjà fort à faire avec moi-même, vous croyez que je vais m'encombrer de vous ?
         - Je l'espère, oui. J’ai aussi découvert pourquoi il tenait tant à embaucher des Immortels, mais c’est si mesquin que j’ai eu du mal à le croire... A chaque fois qu’un agent Immortel se fait abattre, il le déclare comme tel, refacture l’embauche d’un nouveau gars, sa formation et tout cela, et se met l’économie réalisée dans la poche.
         Grégoire fixe un instant les yeux du mortel, avant qu'à nouveau le briquet lui brûle les doigts et s'éteigne. Il faut savoir faire confiance parfois. En espérant ne pas se tromper dans son jugement, il reprend
         - Bon. D’accord, vous venez avec moi, mais nous sommes bien d’accord que c’est provisoire. Dès que toute cette histoire est achevée, vous me laissez, OK ? Suivez-moi.
         Il se lève et aide Patrick à faire de même avant de se diriger vers une abside.
         - Comment vous repérez-vous ici, on n’y voit rien. Aïe ! Saleté de banc.
         - Je connais ce lieu comme si c’était moi qui l’avais fait. D’ailleurs, c’est le cas. Attention, il y a une marche ici. Voilà, maintenant, avancez tout droit.
         Patrick chemine à tâtons derrière l’Immortel qui le guide oralement. Après avoir traversé tout le transept, ils montent un escalier en colimaçon qui mène au déambulatoire. Grégoire s’arrête alors si brusquement que le jeune homme le bouscule. A la lueur de son briquet qui crachote ses dernières gouttes de gaz, il explore la base d’une colonne et, au fond d’un étroit interstice entre le pilier et le mur, fait pivoter un détail anonyme de la frise sculptée. Dans un premier temps rien ne se passe, puis, avec un grondement sourd qui se répercute sur les voûtes, le pied de la colonne se déplace de quelques centimètres et se fige à nouveau. Avec un juron, Vendran entreprend de le pousser, il s’arc-boute sur la paroi pour prendre appui et, après plusieurs minutes d’efforts et de nombreuses imprécations, le passage achève de s’ouvrir. L’ouverture ainsi dégagée est tout juste assez large pour céder le passage à un adulte et semble sur le point de se refermer, mais il s’y engouffre en entraînant Patrick avec lui. Quelques secondes plus tard, la colonne est revenue à sa place qu’elle semble n’avoir jamais quitté.
         De l’autre côté, en équilibre sur un étroit palier, les deux hommes reprennent leur souffle.
         - Mais comment connaissez-vous ce passage ?
         - Je vous l’ai dit, c’est moi qui ai construit cette cathédrale. Venez, je vous expliquerai en chemin.
         Patrick sur les talons, il entreprend la vertigineuse descente d’un escalier en colimaçon dissimulé au sein même de l’une des colonnes maîtresse, à la flamme vacillante d’une torche judicieusement laissée près de l’entrée. Les marches sont très étroites, mais sèches et en bon état car pratiquement jamais empruntées. Cependant, en manquer une signifierait une terrible chute car aucune rampe ni aucun palier ne vient interrompre leur volée durant toute la descente.

         - Ce site est sacré depuis toujours. Il y avait déjà une cathédrale ici en l’an 400, l’une des premières. Elle a été reconstruite en 852 mais à nouveau détruite au début du XIIIème avec le reste du centre ville par un incendie. Dès l’année suivante, des travaux ont repris, mais assez mollement. Je suis arrivé à Reims peu après ma première mort, on devait être aux alentours de 1400. J’étais encore débutant et n’ayant aucune ressource il me fallait travailler pour ne pas passer mon temps à mourir de faim. Le chantier était... dantesque. Immense, tu n’as pas idée. En tout cas pour l’époque. Je suis entré comme apprenti chez les maîtres architectes et je me suis mis à aimer l’œuvre que nous bâtissions. Lorsque je suis mort sous la chute d’une voûte expérimentale, je n’ai pu me résoudre à quitter la ville. Dissimulant mon visage, j’y suis revenu et j’ai passé un accord avec l’évêque. En échange de sa discrétion et de mon incognito, je lui ai promis la plus belle cathédrale qui soit à la face du monde. L’un des principaux écueils à l’unité d’un bâtiment comme celui-ci est le nombre d’architectes qui se relaient. Chacun a ses idées, ses équipes et ses techniques. Et chacun veut imposer sa marque à l’édifice. J’étais le seul, demeuré un siècle à travailler ici. Sous le prétexte d’un ordre d’architectes dévoués à Dieu et trop humbles pour montrer leur visage, j’ai tout suivi, du renforcement des fondations existantes à la restauration des parties hautes après l’incendie de la charpente. J’étais là pour le sacre de Charles VII par Jeanne d’Arc, je suis revenu pour celui de Charles X sans savoir qu'il serait le dernier roi sacré ici, j’ai tremblé en 1914 sous les bombardements... Cette cathédrale, c’est une bonne partie de ma vie ! Je suis mort cent fois pour elle, et je continuerai à la protéger tant que je le pourrai.
         - Je comprends mieux à présent pourquoi vous y tenez tant.
         - Il n'y a pas que cela. Bien sûr il y a le côté affectif, mais aussi le fait que de façon générale je suis en faveur de la préservation du patrimoine. Des civilisations œuvrent pour la sauvegarde du passé, d'autres s'acharnent à l'enterrer. J'en ai vu trop passer, chacune se pensant l'ultime, construisant pour l'éternité et niant ses origines. Elles finissent toutes de la même façon. Quelques ruines, des contes enjolivés pour l'histoire enseignée aux enfants... J'ai vu cela, et pourtant je suis relativement jeune. J'imagine ce que cela doit faire aux plus âgés d'entre nous.
         - Je n'avais pas pensé qu'il y en avait de plus vieux encore que vous... Quel âge ont-ils ?
         - Certains ont vu l'Antiquité, le début de l'Histoire.
         - Ouah, c'est terrible, ça ! Et on descend où comme ça ?
         - Chez moi. Tant qu'à faire une cathédrale, je m'y suis aménagé une sorte de refuge. Je pensais qu'il serait là pour toujours... Vous serez le premier mortel à y pénétrer, et gare à vous si vous éventez ce secret.
         - Je n'en ai pas l'intention, et quand bien même ce serait le cas, je serais incapable de retrouver comment vous avez ouvert le passage.
         - Nous y sommes.
         Les deux hommes viennent de déboucher dans une salle basse et profonde où Grégoire s'enfonce rapidement après avoir tendu la torche à Patrick. Celui-ci observe autour de lui les voûtes massives, les dalles que l'isolement a gardé intactes malgré le temps.
         - Où sommes-nous, là ? Ce sont les cryptes ?
         La voix de Grégoire semble venir de très loin, vers la gauche.
         - Non, les cryptes sont au-dessus, certaines parmi les plus anciennes sont à côté. Ici ce sont les restes d'une caverne que j'ai découvert en consolidant les fondations. Je l'ai renforcée et aménagée en travaillant de nuit pendant des décennies.
         Sa voix meurt, laissant Patrick seul avec la torche grésillante. Une minute s'écoule, puis deux.
         - Vendran, vous êtes toujours là ?
         - Oui oui. J'arrive.
         Cette fois-ci la voix vient de plus près et à droite. En effet Patrick n'attend plus longtemps avant qu'un bourdonnement régulier trouble le calme inquiétant de l'endroit. Quelques secondes après, d'anciennes ampoules s'illuminent faiblement. Plusieurs claquent avec un bruit sec et une gerbe d'étincelles, mais dans l'ensemble le système fonctionne.
         - J'ai entreposé ce matériel ici à la fin des années quarante, mais je n'ai jamais eu le temps de le tester.
         - Mais il y avait déjà des tétrapiles en quarante, pourquoi ne pas en avoir installées, elles sont garanties à vie ?
         - Mille neuf-cent quarante, gamin. Ces antiquités sont ce qui se faisait de mieux à l'époque. D'habitude j'utilise le courant et le système de la cathédrale, mais ils ont tout coupé là-haut. Il ne faut pas rester trop longtemps ici. Notamment parce que j'ai négligé de renouveler les réserves d'eau et de nourriture depuis trop longtemps pour qu'elles soient utilisables, et surtout nous ne pouvons rien faire d'autre que nous cacher, ici. Et à force de se cacher sans agir, ils vont nous faire tomber Reims sur la tête sans que nous ayons rien fait.
         - Avez-vous un plan d'action ?
         - Oui. Je vais abattre la Coratec Corporation.
         - Rien que ça ! Et comment ?
         - J'ai fait tomber l'Empire Austro-Hongrois en son temps. Je sais donc que s'il frappe où il faut, un homme seul peut changer le cours des choses. J'ai une idée pour ce nouvel empire ; écoutez...




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Prague, quartier général des guetteurs d'Europe.



         Sa grande épée dissimulée à la hâte dans un fourreau de fortune, Aaron descend du taxi qui vient de l'amener à Prague et pénètre dans la bibliothèque où Méthos lui a donné rendez-vous. Le vieil Immortel est là, seul au milieu d'un monceaux d'anciens ouvrages en papier. Ils se tendent la main, l'un comme l'autre un peu gênés et intimidés par la puissance respective de leurs buzz.
         - Merci d'être venu, Aaron. Vous ne m'avez pas demandé pour quelle raison je vous ai appelé.
                  - On me contacte rarement pour faire du tricot, Méthos. Où est votre console de commande et quel est votre bug ?
         - C’est bien plus grave qu’un bug. Quelqu’un cherche à forcer l’entrée de mon système. Les défenses ne tiendront plus longtemps, c’est même un miracle qu’elles aient résisté jusqu’à présent.
         - Et ? Vous disiez que cela nous concernait tous.
         - Vous êtes au courant pour les Guetteurs, n’est ce pas. Je... suis aussi un guetteur. En ce moment, je suis même leur leader. Et le système dont je vous parle, c’est le central, l’évolution de la base de données à laquelle je sais que vous avez eu accès à la fin du XXème.
         - Nom de dieu... Je ne me suis pas intéressé aux Guetteurs depuis la mort de Tania. Quand je pense à ce que vous aviez déjà à l’époque, j’imagine que vous avez profité de l’évolution de la technologie. Donc si je résume, vous avez en stock toutes les informations sur tous les Immortels, et quelqu’un va s’en emparer, c’est cela ?
         - Oui. Et je ne peux même pas dire que je suis désolé, car ce n’est pas vrai. Ennuyé, oui. Mais pas désolé, je ne renie pas l’ordre des Guetteurs et leur utilité. Ils existent depuis presque aussi longtemps que nous.
         - Et si vous coupiez tout ? Désactivez l’accès réseau, personne ne pourra plus entrer.
         - Ce serait catastrophique. J’ai déjà essayé lors d’une précédente attaque. J’ai mis des mois à compenser le manque à gagner d’informations, à reverrouiller les trackings perdus et ça n’a servi à rien, quelques heures après le retour en ligne, les assauts ont repris. Pourtant, j’ai changé toute ma plage IP, le mode d’accès, j’ai fait tout ce à quoi j’ai pu penser, mais maintenant je suis dépassé. Vous êtes le seul que je vois pour connaître à la fois les Guetteurs et ces satanés ordinateurs, je ne savais pas vers qui d’autre me tourner.
         - Hmm, je comprends. Je vais faire ce que je peux. Vous avez une idée sur l’identité du pirate ?
         - Non. Un Immortel peut-être. Nous avons eu un problème équivalent en 1995 avec Kalas, mais cette fois-ci les enjeux sont bien plus graves. Il ne s’agit plus de quelques centaines de mégas sur un CD, mais de centaines de téras-octets qui risquent de se trouver diffusés sur l’Omninet !
         Sans perdre plus de temps, Méthos guide Aaron au sous-sol où bourdonne le centre névralgique de l’organisation. Tout en analysant la configuration, le jeune homme interroge son aîné pour avoir autant d’informations que possible.
         - Qui a mis ce système en place ?
         - Des mortels de la génération de Guetteurs précédente. Pourquoi, ce n’est pas bien ?
         - Pour l’époque, cela peut aller, mais trente ans ont passé. Votre firewall tient plus du papier de riz que du parpaing, ces routeurs ont vingt séries de retard... C’est un domaine où l’on ne peut se permettre d’attendre. Un amateur ferait tomber tout ça en dix minutes, s’il n’y avait ceci.
         Il désigne un ancien boîtier d’ordinateur individuel, si vétuste qu’il est relié au reste par des câbles.
         - C’est un certain Jean-Michel qui a fait ça, il est toujours en vie je crois. Ce n’était qu’un jeune homme à l’époque. Un gamin doué.
         - Sans doute. Je ne sais pas encore comment il s’y est prit, mais ce truc est un encrypteur matériel, une vraie forteresse. Malheureusement, c’est le dernier bastion, et lorsque ceci... (Il montre à présent un écran où défilent quantité de chiffres) tombera, il suffira à l’agresseur de faire un détour et de se servir derrière. Il perdra beaucoup en bande passante, mais le mal sera fait, il sera entré.
         - Vous pouvez faire quelque chose ?
         - Pas tant que j’ignore qui vous attaque, mais je m’y attelle. En attendant je vois ici que vous avez des centres miroirs, un en Amérique, l’autre en Asie... Et si vous dériviez le flux vers eux le temps que nous nous occupions d’ici ?
         - Cela ne servira à rien, ces centres n’ont pas assez de ressources individuellement pour héberger tout ce qu’il y a ici et, comme notre VPN est tombé il y a deux jours, je ne peux plus les clustériser virtuellement.
         - Donc nous opérerons à cœur ouvert sans endormir le patient. Vous savez que c’est risqué ?
         - Le choix ne nous appartient plus guère. Faites ce qu’il faut... Je vous apporte une bière ?


         Deux heures passent, durant lesquelles Méthos ne peut que regarder travailler Aaron. Soudain, la console sur laquelle travaille l’Immortel explose dans une gerbe de fumée et d’étincelles.
         - Bon sang, ces gars là ne plaisantent pas ! Ce sont des pros. Ils m’ont envoyé un flux de représailles en feed-back qui a reprogrammé à la volée le BIOS de la console et l’a faite griller. J'ai toutefois eu le temps d'apprendre une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, je sais qui attaque. La mauvaise, je sais qui attaque. C’est la Coratec Corporation, Méthos. Ils n’apprécient pas les réseaux qui leur résistent, et le vôtre leur tient tête depuis un peu trop longtemps à leur goût. Je n’ai pas ce qu’il faut ici pour les arrêter. Même avec tout mon équipement et la réelle sécurité informatique de la lune je ne pourrais pas, ils sont trop gros, trop riches, trop puissants !
         - Il n’y a pas d’espoir alors ?
         - Si. Mais cela implique en toute simplicité de changer la face du monde. Il faut abattre la Coratec, à l’ancienne. De chez eux, une fois de l’autre côté de leur firewall, je pourrai agir et faire tomber leur réseau. Avec un peu de temps et beaucoup de chance. Alors seulement ils ne pourront plus vous attaquer. Mais je ne pourrai pas agir subtilement, cela ne servirait à rien. Si je les coule, c’est en entier. Vous êtes prêt à en courir le risque ? Vous saisissez les implications que cela aura sur toute la civilisation ?
         - Sur celle-ci, oui. Vous êtes encore bien jeune. L'un des plus jeunes d'entre nous à vrai dire. Vous n'en avez pas connu d'autre. Elle a évolué, elle a grandi par certains aspects, mais c'est tout. Il faudra bien qu'un jour ou l'autre, comme toutes celles qui l'ont précédées et toutes celles qui lui succéderont, elle dépérisse et cède la place. Si notre action doit avoir une telle portée, ce qui n'est pas dit après tout, nous ne ferons que précipiter sa fin. Il est peut-être temps de changer...
         - En avons-nous le droit ?
         - Et pourquoi pas ? Si les mortels ne sont pas assez mûrs pour prendre leurs décisions, cela peut être à nous de le faire. Ecoutez, Aaron, quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez que je ne mêle pas volontairement des affaires des autres, que ce soit d'une personne ou d'une civilisation. Je me fiche éperdument de ce que fait mon voisin comme de ce qui peut arriver au pays dans lequel je vis en ce moment. Je n'ai pas honte de l'avouer, les seules choses que je prenne en compte sont moi et ma survie. C'est égoïste, égocentrique, tout ce que vous voulez, mais ça m'a permis de survivre jusqu'à maintenant. Et si pour continuer je dois faire tomber une tête ou un gouvernement, je n'hésite pas. Je ne vous demande pas de me comprendre, juste de m'aider. D'autant que si nous échouons, tous les Immortels sont menacés, vous autant que les autres même si j'avoue ne pas avoir beaucoup de données sur vous qui passez votre temps de l'autre côté des satellites.
         - Et bien... soit. Il va nous falloir de l'aide. Quelqu'un doit rester ici, il me faut un monitoring direct. Une autre personne au relais mobile, pour le garder mobile justement. Pour pénétrer dans leurs locaux, accéder à une console maîtresse assez longtemps pour agir... Je n'en sais rien ! Et des infos aussi secrètes que le plan du siège social de la Coratec à Genève, ça ne se trouve pas avec un moteur de recherche ! Du temps, il me faut du temps.
         - Le temps est toujours ce qui nous manque le plus. C'est comme toutes ces choses que l'on reporte sans cesse à plus tard, à demain, à jamais. Toutes ces choses que l'on veut faire et que l'on ne fait pas. Il y en a que je repousse depuis cinq mille ans; et je doute les faire jamais. Bon, dans l'immédiat, je contacte MacLeod. Il est au courant pour les Guetteurs et ne manque pas ressources. Il nous aidera.
         - Bonne idée. J'appelle Ibrahim.
         - Euh... tant qu'à faire j'aurais aimé éviter d'informer de nouveaux Immortels de notre existence. Enfin, de celle des Guetteurs. Nous sommes déjà bien trop compromis.
         - Seuls nous ne pourrons y arriver. Peut-être pouvons trouver un arrangement. Il n’est pas obligé de savoir pourquoi nous faisons cela.
         - Dans ces conditions, d'accord. C'est parti, plus une minute à perdre.




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Krassiliva, sud de l'Estonie.
Situation politique exacte inconnue.



         Avec un immense soupir de soulagement, Morton Kyser pousse l'énorme porte de chêne sombre et avance de quelques pas dans la cour déserte de son château. Arriver jusqu'ici depuis l'Allemagne n'a pas été chose facile. Il a fui aussi vite qu'il le pouvait ceux qui le traquaient, avec une jambe brisée en trois endroits et tenant son bras en partie arraché, au point qu'il souffrait toujours alors que plusieurs dizaines d'heures s'étaient écoulées depuis l'accident.
         Il n'était pas revenu en ses terres depuis plus de vingt ans, occupé à supprimer un à un tous les Immortels en rapport avec sa cuisante défaite et sa fuite de Pologne, au début du siècle. Mary-Ann était la dernière de sa liste meurtrière. Dommage qu’elle n'ait pas eu le temps de souffrir comme elle le méritait, à cause de ce type, Aaron. Quel enragé ! Un adversaire à sa hauteur en tout cas.

         Le domaine est étrangement tranquille. Trop même. Et, plus inquiétant, l'albinos ne ressent pas le buzz de son ancien maître et seul ami. Un mauvais pressentiment l'envahit. Ce n'est pas qu'il soit assailli de bons sentiments en temps normal, d'ailleurs, mais là c'est différent. Abandonnant la lourde cape dissimulant son armure de titane, il dégaine et se met à courir le long des couloirs obscurs. Un buzz – là ! – mais il est trop faible pour être celui de Vlad. Il fracasse la porte plus qu’il ne l’ouvre et déboule comme une furie dans la pièce. Un maigre feu crachote dans la cheminée, sur une table un repas entamé. L’Immortel n’est pas en vue. Kyser bascule soudain en avant, hoquetant de douleur, le souffle coupé. Mais il lui en faut plus pour le mettre à terre et dans le même mouvement il se relève et fait face à l’homme apparu dans l’encadrement de la porte. Celui-ci vibre encore avec sa hache que l’armure de titane de l’albinos a fait ricocher.
         - Vassili ?
         - Maître Kyser... Je suis désolé... je ne savais pas que... que...
         - Que je reviendrai vivant, c’est cela ?
         - Oui maître, je l’avoue. J’ai appris que vous poursuiviez la Galloise jusque sur la lune et n’ai pas pu vous prévenir à temps.
         - Prévenir de quoi ?
         - Il habite sur la lune... le guerrier...
         - Tu parles d’Aaron. Oui, en effet, je l’ai vu. Mais, non, je ne l’ai pas encore tué. Comment le connais-tu ?
         - Vous ne savez pas... Maître Vlad...
         Le pressentiment de Morton se confirme. En serrant les poings, il presse l’élève et serviteur de son maître de questions.
         - Quand, comment ? Et surtout, qui ?
         - Un homme probablement très âgé, nous l’avons senti de loin en approchant de Budapest. Il était avec une femme et il semblait éméché. Maître Vlad l’a provoqué et... C’était comme s’il se transformait monsieur. Tout à coup il paraissait à jeun. Il a dégainé une épée encore plus grande que la vôtre et...
         - Je sais à quoi ressemble son épée, imbécile. Je l’ai tâtée avant-hier ! Par le ventre de la mère que je n’ai pas eue, dire qu’il était en face de moi. Il ne perd rien pour attendre. Pourquoi t’a-t-il laissé la vie sauve ? Je sais que tu n’as pas pu lui résister.
         - Il m’a épargné, c’est tout. Il disait ne pas avoir de querelle avec moi.
         - Et toi tu as filé tranquillement au lieu de profiter de son quickening pour l’affronter et venger la mort de Vlad !
         - Mais, maître Kyser, vous l’avez dit vous-même, je n’ai aucune chance contre lui...
         Kyser entre alors dans une rage folle. Abattant son épée aveuglément, il a tôt fait de saccager la pièce et le corps de Vassili, qui mettra de longues heures à s’en remettre. Retombant tout à coup dans un calme glacé, bien plus effrayant encore que sa colère, il prend le temps de remplacer les plaques abîmées de son armure et d’affûter son épée avant de partir à son tour en chasse.




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Aéroroute en direction de Genève,
en approche des Alpes



         - Non, il n’en est pas question.
         Assis à côté de l’Immortel qui pilote la voiture de location, Patrick croise les bras comme un enfant boudeur à qui sa mère refuse de céder. Grégoire lui défend catégoriquement de venir, mais il est hors de question qu’il reste en arrière !
         - Vous savez, la Coratec m’a fait autant de mal qu’à vous. Je travaille contre elle depuis sa création et...
         - Ne t’emballe pas petit, tu n’étais même pas né à cette époque.
         - Non, c’est vrai. Mais dès que j’ai été en âge de le faire...
         - Inutile d’insister. Je ne mets pas ta bonne volonté en doute, mais je te rappelle que tu n’es pas Immortel, toi. Désolé. As-tu seulement idée de ce dans quoi je m’engage ? Je risque de me faire tirer dessus cent fois, de croupir un siècle en prison, de me faire capturer et torturer avant qu’ils acceptent l'idée que j’ai agi seul...
         - Je m’en moque.
         - Oh ! Tu écoutes ce que je dis ? Réfléchis une seconde. Je ne te parle pas d’une piqûre d’insecte, ils tirent à balles réelles et tu ne peux te faire descendre qu’une seule fois. Ce n’est pas un jeu vidéo, bon sang. A quoi me serviras-tu, a quoi te serviras-tu, une fois mis en pièces par une mitrailleuse ?
         - Mais...
         - Pas de mais. De plus il que faut que tu gardes la voiture.
         Vexé, mais devant bien admettre que l’Immortel a raison, Patrick se tourne vers la fenêtre et ne dit plus rien. Loin en dessous, le paysage défile. L’altitude s’élève légèrement lorsque l’aéroroute passe au dessus des Alpes où ils se trouvaient l’avant-veille (Cela semble déjà si lointain pourtant !). Il n’aurait jamais dit qu’il y reviendrait si tôt, surtout avec une voiture bardée d’explosifs et d’armes en tous genres. Les lumières de Genève se distinguent déjà au loin. Prenant une profonde inspiration, il dégaine son revolver et tire dans le tableau de bord, puis droit devant lui à travers la boîte à gants jusqu’au générateur.
         - Patrick ! Mais qu’est ce qui te prend !
         - Je passe au plan B.
         - Mortel inconscient ! Imbécile ! Tu ne pourras pas dire que tu n’étais pas prévenu. Et ne compte pas sur moi pour aller te chercher sous leur feu nourri !
         Fébrilement, Grégoire tente de maintenir la voiture dans l’axe, gêné par la fumée acre qui a envahi l’habitacle et les multiples alarmes bruyantes et éblouissantes tentant de l’informer – comme s’il l’ignorait ! – qu’un grave disfonctionnement nuit à la sécurité du transport. Décidément, il est abonné aux crashs ces temps-ci. Cela lui rappelle les débuts de l’aviation. Le nombre de fois qu’il a pu mourir en testant les premières machines de son ami Clément Ader ! En se contorsionnant pour ne pas lâcher les commandes, il enfile un parachute, imité par Patrick. Luttant pour garder le contrôle de la voiture à la trajectoire de plus en plus chaotique, il se dirige droit vers les locaux de la Coratec. Le système de sécurité de la voiture tente d’éjecter les occupants avant le crash, mais Patrick le désactive à temps.
         Le capot plonge de plus en plus, jusqu’au moment fatidique où l’angle que le véhicule forme avec l’air devient trop fort. Malgré la vitesse réduite à seulement 350 km/h, la pression achève de disloquer la cabine qui s’ouvre en deux. A cet instant précis, le générateur, fort endommagé par le tir de Patrick, explose en une gerbe de flammes vertes et violettes. Les occupants ont sauté juste à temps, ils sont poussés vers le bas par le souffle de la déflagration encore plus vite que par la gravité. La carcasse enflammée finit sa course au pied d’un bâtiment administratif mineur de la Coratec. N’ouvrant leurs parachutes qu’au dernier moment pour se cacher au milieu des débris et passer sous la couverture radar, les deux hommes se posent sans douceur sur le toit d’un laboratoire. De là, ils ont une vue d’ensemble sur le campus. La Coratec Corporation, établie à l’ouest de Genève, occupe plusieurs hectares entourés d’un haut mur surveillé par des miradors, on se croirait dans une prison d’état. A l’intérieur, c’est organisé comme une petite ville. Des restaurants, des centres de recherches, des usines, il y a même un centre de formation et des logements pour les employés étrangers. Et au centre, immense pointe de verre et d’acier dressée vers le ciel comme une arme, le cœur de tout l’empire. Le One Coratec Plaza. Le siège. Grégoire désigne le building à Patrick.
         - Voilà ma cible. Toutes les guerres te l’apprendront, la seule véritable façon d’affaiblir un ennemi, c’est de le priver de sa tête. (Puis, moins fort, pour lui-même) Parfois, c’est même la seule façon.
         Cachés à plat ventre derrière le rebord du toit, ils observent à la jumelle l’agitation monter puis régresser autour de l’accident. Avec les explosifs que la voiture contenait, la police ne pourra pas savoir avant une enquête détaillée que les corps de ses occupants ne s’y trouvaient pas. Les pompiers arrivent, mais ils ne peuvent rien faire d’autre qu’attendre la fin des flammes et éloigner les curieux.

         Une heure passe, deux puis trois. La lune monte de plus en plus, puis elle entame sa descente. L’Immortel secoue alors son compagnon somnolent.
         - Patrick ! Il est temps, on y va.
         Empruntant silencieusement l’escalier de secours, ils descendent jusqu’au sous-sol. Il est trois heures du matin, les locaux sont surnaturellement déserts. A deux reprises, l’Immortel et son compagnon évitent des patrouilles de vigiles, et l’œil exercé de Grégoire leur permet de se faufiler dans les angles morts des caméras de surveillance, ce qu’ils font en gardant autant que possible l’air naturel. Après tout, s’ils doivent être vus, ce sera moins louche s’ils ne se cachent pas ostensiblement. Enfin, à quatre niveaux sous la surface, ils atteignent l’étage technique. Le couloir est tout juste assez large pour qu’ils puissent marcher de front, le plafond à peine plus haut qu’eux et ils sont cernés par un enchevêtrement de câbles, de routeurs, de hubs, de pièces de stockage. Se guidant à l’instinct et s’aidant de la boussole qu’il a apportée, Vendran entraîne le mortel vers le bâtiment principal.




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Un bar de Munich,
à mi-distance entre Prague et l’Alsace.



         Aaron fixe sa montre avec impatience, observé avec un peu d’amusement par ses deux aînés, Méthos et Ibrahim.
         - Du calme, Aaron, décidément. Quelle fougue ! Vous allez user votre montre à la regarder autant, et cela ne les fera pas arriver plus vite. Pierson, vous ne voulez toujours pas me dire pourquoi vous m’emmenez en Suisse ?
         - Je suis désolé, Ibrahim, mais non.
         - Je veux bien vous servir de chauffeur, mais si vous avez des soucis, je serai sans doute plus utile à vos côtés. Je ne suis plus un débutant vous savez.
         - C’est une aventure dangereuse. Je ne veux pas vous y entraîner alors que vous n’y êtes pour rien. Et votre présence aux commandes de la voiture nous est d’une aide précieuse... Aaron, il est temps de contacter le central.
         Le jeune Immortel dégaine son communicateur et appelle Tobias, le guetteur mortel que Méthos a convoqué d’urgence au QG pour monitorer les serveurs. En prenant soin de choisir des mots neutres pour ne pas se dévoiler devant Ibrahim qu’ils veulent laisser en dehors de cela, il s’assure que la situation est stable. Il raccroche un peu soucieux et fait son compte rendu à Méthos.
         - L’encrypteur commence à saturer sous la masse de requêtes pirates qu’il reçoit. Il ne nous reste pas longtemps, il ne peut plus tenir la montée en charge et va finir par planter. La porte sera alors grande ouverte à quiconque passera par là.
         - J’en suis bien conscient... Ah, voilà MacLeod. Harry l’a suivi on dirait.
         En effet, deux hommes viennent de pénétrer dans le café où ils ont rendez-vous. Les retrouvailles sont brèves. Harry fait connaissance avec ceux qu’il ne connaît pas encore. MacLeod n’était pas très favorable pour le laisser venir, mais le pauvre se sent encore tellement coupable qu’il tient à tout prix à se racheter, et il est tout de même Immortel ! Méthos met discrètement Duncan au courant de l'ampleur de la situation. Sans perdre de temps, les cinq Immortels se tassent dans une voiture et décollent rapidement en direction de Genève et du siège de la Coratec. Ils n’ont pas vraiment de plan. Il est de toute façon bien difficile de planifier une opération aussi hautement improbable que la leur. Cinq hommes en croisade contre la société qui gouverne une bonne partie du monde, avec des millions d’employés à son actif et des moyens virtuellement illimités. Leurs chances sont infimes, mais pas nulles, car ce ne sont pas des hommes ordinaires.

         Peu de temps après, tandis qu’Ibrahim vole d’un air décontracté sur le couloir périphérique, MacLeod observe aux macrojumelles le campus de la Coratec.
         - C’est curieux, on dirait qu’une voiture s’est écrasée là-bas. Il y a des secouristes, des flammes. Cela peut nous servir.
         - A quoi penses-tu, Duncan ?
         - Et si nous « empruntions » un camion de pompier ? Il faut nous dépêcher avant que la fièvre retombe, mais c’est un bon prétexte pour passer les limites du campus.

         Ainsi en est-il décidé. Ibrahim cède les commandes à Aaron, dont le premier réflexe est de désactiver toutes les aides au pilotage qui entraveraient ses manœuvres et il lance la voiture dans une vrille impressionnante, quittant l’aéroroute pied au plancher pour filer droit vers la banlieue. N’ayant ni le temps ni les moyens de prendre une caserne d’assaut sans se faire repérer, Méthos appelle les urgences en prétextant un accident cardiaque.
         L'adresse qu'ils ont donnée est au fond d'une impasse déserte. Les secouristes, accourus à fond de réacteurs, se posent et se penchent sur le corps inanimé d'Harry, désigné comme "appât". Profitant de ce que leur attention est concentrée sur lui, les autres utilisent le gaz soporifique qu'ils ont prévu et les endorment en douceur. Leur subtilisant vestes et casquettes, les Immortels montent alors dans l'ambulance et filent vers leur destination.
         Lorsqu'ils arrivent, le gros de l'agitation est déjà passé, comme ils le craignaient, mais cela ne les empêche pas de pénétrer tout de même dans l'enceinte. C'est alors que les choses se compliquent. Après avoir atterri près de la carcasse fumante de la voiture que l'explosion a éparpillée sur une large zone, ils se retrouvent au milieu des véritables pompiers qui leurs donnent des ordres qu’ils ne comprennent pas, observés de toutes parts par les curieux et ne savent pas comment s’éclipser discrètement.


         Pendant ce temps, quelques niveaux plus bas, Grégoire et Patrick se faufilent toujours vers l’immeuble principal. L’Immortel croit ressentir la présence de plusieurs des siens, mais la sensation est diffuse et il ne s’y attarde guère, ayant d’autres choses en tête. Devant eux, le couloir jusque là rectiligne se sépare en diverses branches.
         - Où aller maintenant ? Si seulement on avait un plan... Je crois que c’est vers la gauche, mais sans garanties. Bon, on verra bien.
         Ils parcourent à l’aveuglette encore quelques dizaines de mètres, puis l’éclairage devient plus fort et le couloir s’élargit. Deux nouvelles voies s’ouvrent devant eux.
         - C’est un vrai labyrinthe ici, on risque de s’y perdre. L’instinct me dit d’aller à droite, mais comment être certain ?
         - Avec ceci peut-être ?
         Patrick désigne un écran incrusté dans la paroi.
         - Bien sûr, tu as raison ! C’est une console d’accès à l’intranet. Mais, euh... Tu sais t’en servir ?
         - Oui, sans problème...
         En quelques secondes, le mortel affiche le diagramme de leur étage.
         - Elle n’est pas sécurisée, mais limitée aux informations techniques concernant directement ce niveau, c’est à l’usage des employés de maintenance.
         - Tu as des choses intéressantes ?
         - Le plan par exemple. Ainsi que le schéma d’arrivée et de départ des principaux câbles.
         - C’est bien, ça. Tu as l’alimentation électrique ?
         - Oui, c’est le gros fuseau noir que l’on suit depuis tout à l’heure. Le campus est alimenté depuis la centrale de Genève, il a même droit à une connexion spéciale. Tout arrive dans un local, par là-bas, puis il est converti et réparti dans chaque bâtiment.
         - Et le réseau ?
         - Je l’ai aussi, en partie seulement. Il est bien trop complexe, tout ce lieu n’est qu’un immense switch. La moitié de la planète est connectée ici, rendez-vous compte. De plus, il doit être renforcé par des dizaines de satellites, des émetteurs wireless... Je vois où vous voulez en venir, mais nous ne pourrons pas leur couper le réseau si facilement.
         - Bon d’accord pas le réseau, mais l’alimentation, sans doute ?
         - Nous pouvons essayer, mais ils ne dépendent sûrement pas que de cette seule source. Des centaines d’onduleurs et de générateurs doivent prendre le relais à la moindre défaillance.
         - C’est juste, mais cela peut tout de même les gêner. Seules les installations vitales seront reliées à l’alimentation de secours. Et s’ils perdent ne serait-ce que l’usage des lampes de bureau, ce sera toujours cela de gagné. Chaque point compte dans une partie comme celle-ci...


         - Eh ! Vous ! Nous avons un blessé léger ici, emmenez-le tout de même à l’hôpital, on ne sait jamais. Un procès pour non-assistance est si vite arrivé...
         Duncan jette un regard lourd d’interrogation à Aaron qui fait mine d’étudier un morceau de carrosserie calciné. Celui-ci ne peut que hausser légèrement les épaules et les sourcils. Leur couverture est à ce prix. L’écossais et Ibrahim remontent donc dans l’ambulance et décollent en douceur. Harry s’est éclipsé, il n’est nulle part en vue. Du coin de l’œil, Aaron voit Méthos s’engouffrer dans le bâtiment proche. Profitant de ce que l’attention des véritables pompiers est attirée ailleurs, il le suit discrètement. Les deux hommes se retrouvent dans une salle de conférence déserte, où ils abandonnent leurs tenues d’infirmiers.
         - Et maintenant ? Demande Méthos.
         - Il faut trouver leur centre opérationnel. Je n’ai pas le détail de leur organisation, mais si mon estimation est juste, la Coratec doit avoir exactement le même problème que vous, c'est-à-dire des sauvegardes et des serveurs de relais un peu partout, mais un centre principal qui fait l’essentiel des calculs et qui est trop puissant pour être dupliqué efficacement. Ce n’est qu’en agissant du poste de contrôle direct que j’aurai une chance de le cracker, parce qu’il n’y aura plus que quelques niveaux de protection.




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Base Luna 3



         - Alors, où est-il ? Répond !
         - Je... je... ne sais pas...
         Dans un atroce craquement d’os brisés, l’employé de la base lunaire devient tout flasque entre les mains crispées de l’albinos. Kyser doit bien admettre qu’Aaron n’est pas revenu sur la Lune depuis la mort de la Galloise et qu’il n’en apprendra pas plus ici. D’un autre côté, il n’a ni l’envie ni la patience d’attendre sur ce caillou gelé le passage de son rival, qui peut fort bien ne pas y remettre les pieds avant des siècles. Ou chercher alors ? Le comlink de l’homme qu’il vient de tuer se met à biper. Comme personne ne décroche, l’appareil passe en mode filtrage et enregistre le message en laissant le volume normal. Incrédule devant tant de chance, Kyser approche son oreille tout près du récepteur pour mieux entendre.
         « Allo, Jack ? Jack, tu m’entends ? Non ? Tant pis. Bon, c’est Aaron. J’ai besoin que tu me trouves et que tu transfères un plan du siège de la Coratec Corporation, à Genève, sur mon comlink. Je ne sais pas comment, mais débrouille-toi pour dénicher cela, c’est très urgent, j’espère que tu écouteras tes messages rapidement. A bientôt. »
         Intéressant. Le gamin est donc à Genève... Il est temps pour Kyser d’y faire un tour à sa façon...




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Siège de la Coratec, Genève



         Tapis dans un recoin sombre sous un escalier, Méthos et Aaron, silencieux, immobiles, laissent passer une escouade de vigiles qui semblent avoir été appelés en renfort vers on ne sait quel coin de l’immense campus. Une fois le couloir dégagé, ils s’y engagent discrètement et continuent leur chemin.
         - Je pense que nous approchons, murmure le jeune homme. Vous voyez ces relais ? Ce sont des terminaisons de haut niveau. Cela signifie que nous sommes près d’un centre de traitement.
         Comme pour confirmer ses dires une large pièce vitrée, ceinte d’un couloir brillamment éclairé, s’ouvre à présent devant eux. Elle ne dispose que d’un seul accès protégé par un mot de passe, qu’Aaron a tôt fait de court-circuiter. La porte s’ouvre dans un petit clic et les deux Immortels pénètrent au cœur du système.
         La salle est immense. La température y est si basse que les souffles des hommes se condensent devant leurs bouches, et le bruit des climatiseurs est assourdissant. Sur des dizaines de rangées, du sol au plafond, d’innombrables serveurs bourdonnent et clignotent. Rien d’humain ici. Rien de chaud ou de sensible. Ce n’est que calculs, tris, compilations et opérations. Aaron fait craquer ses doigts et s’installe au pupitre de commande qui surplombe la salle.
         - C’est parti... Voyons ce que l’on peut tirer de ce bijou. Mazette, il y en a pour des milliards !
         A côté de lui, Méthos est nerveux, il jette autour de lui des regards inquiets et ses mains se tordent compulsivement. Il a eu le temps de s’y habituer depuis un siècle, mais cet environnement est tellement différent de ce qu’il connaît depuis des millénaires, le changement fut si radical, si rapide ! Pourtant son ami semble à l’aise au milieu de toutes ces machines. Il est vrai qu’il n’a connu que cela, lui...
         - Aaron, je n’aime pas ça. Nous sommes arrivés ici beaucoup trop facilement, vous ne trouvez pas ?
         - Vous appelez ça facile, vous ?
         - Oui. Si cela est le centre vital de la Coratec, comment peut-il n’être protégé que par un simple mot de passe ? J’ai un mauvais pressentiment, tout cela ne me dit rien qui vaille.
         - J’aimerais voir un peu d’optimisme, ici ! Et....
         Aaron s’interrompt tout à coup, lance hâtivement quelques commandes sur sa console.
         - Que se passe-t-il ? demande Méthos.
         - Les contrôles sont bloqués. Ce... ce n’est pas un vrai centre serveur ! C’est un piège ! Vite, allons-nous en !
         - Trop tard.
         L’escouade de gardes qu’ils ont vue passer quelques instants auparavant est là au grand complet, leurs armes pointées sur les Immortels. Tentant le tout pour le tour, Aaron fait un pas vers eux.
         - Bonjour, nous sommes de la maintenance, je crois qu’on nous a indiqué la mauvaise salle. Vous pouvez nous montrer où se trouve le labo TK428 ?
         Pour toute réponse, un coup de feu claque, en partie étouffé par le bruit de la ventilation. Le jeune homme s’écroule, les mains crispées sur son ventre déchiré. Méthos n’a le temps de rien faire avant d’être abattu à son tour.



         Quelques niveaux plus bas, dans une autre partie du campus, Grégoire et son ami mortel analysent les trois transformateurs gigantesques qui modulent l’énergie envoyée depuis les centrales pour la répartir dans tous les bâtiments.
         - Bon, je ne vois rien de plus efficace que d’y aller à l’ancienne, en coupant les fils ! Passez-moi la hache d’incendie, là. Et éloignez-vous, ça risque de faire des étincelles.
         Le premier coup, assené de toutes les forces de l’Immortel, entame à peine la gaine du câble principal, qui fait presque deux mètres de diamètre... Après quelques tentatives, il n’a que légèrement percé l’isolant. Des câbles plus fins apparaissent en dessous et chaque coup de hache fait jaillir un feu d’artifice électrique, mais cela ne sert qu’à déclencher une alarme d’incendie, vite débranchée. Vendran est en nage, couvert de petites brûlures qui se multiplient encore plus rapidement qu’elles ne guérissent. Il recule d’un pas, contemple un peu découragé l’insignifiance des dégâts qu’il a causés.
         - Nous n’arriverons à rien comme ça. Il faudrait des outils, quelque chose de plus puissant...
         Il regarde autour de lui dans le local, quand une idée lui vient. En quelques coups de hache, il a presque sectionné un câble plus fin.
         - Qu’allez-vous faire avec cette arrivée secondaire ?
         - Ce n’est pas une arrivée, mais une dérivation. Je vais la mettre en contact avec le câble principal, ça devrait créer un méchant feed-back et faire sauter les condensateurs... enfin, je crois, j’espère. Je risque fort de mourir par électrocution, dans ce cas ne touche à rien, attends un peu, ça ne durera pas.
         - L’avantage c’est que ce ne sont pas des étincelles qui vont vous couper la tête...
         Grégoire, la hache levée, suspend en pleine action son geste de couper le câble et tourne vers Patrick un regard lourd de menace.
         - Que viens-tu de dire ?
         - Et bien... que vous vous relèverez toujours d’un choc électrique... puisque cela ne peut vous décapiter... Qu’y a-t-il ?
         - Je ne t’ai jamais dit que c’est la seule façon de me tuer...

         Il y a un instant de flottement, pendant lequel l’Immortel voit le visage jusque là amical de Patrick se déformer en un horrible rictus malveillant. Il abat brusquement la hache de pompier qu’il tient toujours à la main, mais l’autre est hors de portée et lui vide la moitié de son chargeur dans le corps, avant d’appeler en renfort ses véritables alliés, qui attendent son signal un peu en retrait. Grégoire ne succombe pas à ses blessures, mais la douleur lui fait perdre connaissance.




         Lorsque Vendran ouvre les yeux, il est immédiatement tenu en joue par quatre agents de sécurité de la Coratec. Il se trouve dans une pièce assez basse de plafond, sans autre décoration que des râteliers d’armes au mur et des calendriers d’actrices porno. Quelques meubles métalliques, une ampoule nue au plafond, rien de plus. Ah, si. Dans l’autre coin de la pièce, deux cadavres. Charmante compagnie. Il se trouve sans doute dans le corps de garde... Ce traître de Patrick ! Depuis combien de temps est-il un agent double ou triple ? Le début sans aucun doute. Dire qu’il lui a fait confiance au point de lui montrer son refuge de la cathédrale...
         Sa position étant assez inconfortable, l’Immortel se redresse et s’adosse au mur, malgré les menottes qui lui lient les mains dans le dos. Sans pour autant dévier le canon de leurs armes, ses geôliers échangent des regards étonnés.
         - Nom de dieu, comment vous faites pour... pour guérir comme ça ? demande l’un d’eux.
         - Détachez-moi, je vous montrerai.
         - A d’autres.
         Pour bien marquer sa désapprobation, le garde lui envoie un coup de crosse dans le visage. Visiblement, le peu de curiosité de son cerveau obtus ne suffirait pas à le détourner de ses ordres. Grimaçant sous la douleur mais se retenant de laisser échapper le moindre gémissement qui ravirait ses tortionnaires, Grégoire serre les dents en attendant que les os fêlés de son crâne malmené reviennent à leur place. Soudain, alors qu’il est déjà dans cette position si délicate, un puissant buzz lui envahit l’esprit, bientôt rejoint par un autre encore plus violent. Sans bouger, à la fois pour ne pas alerter ses gardiens et pour ne pas se dévoiler aux autres Immortels avant de connaître leurs intentions, il se concentre sur le signal pour tenter d’en localiser la source. Son œil croise alors celui, ouvert à présent, de l’un des corps revenus à la vie. C’est l’homme qui se fait appeler Adam ou Abel Pierson ! Mais que fait-il ici ? Son compagnon se tourne alors silencieusement vers lui. C’est Aaron, qu’il a croisé quelques jours plus tôt après le crash de l’airbus... Décidément ! Au moins ces Immortels ne sont-ils pas ses ennemis, à défaut de savoir si ce sont vraiment des amis.
         Grégoire lance alors brusquement ses jambes dans celles de l’un des gardes, qui chute et entraîne un collègue en tentant de se retenir. Les deux autres fondent sur Vendran et le frappent violemment, rejoints par les autres. Mais cela a donné aux autres Immortels le temps de se lever discrètement et de s’emparer des mitraillettes laissées sur une table. En une rafale, les gardes pris au dépourvu s’écroulent. Cinq autres font irruption de la pièce adjacente, mais ils sont cueillis de même après avoir tiré à leur tour. Aaron retombe en arrière, mortellement touché une fois de plus, tandis que Méthos tient son bras ensanglanté que trois balles ont traversé. Grégoire les rejoint après avoir libéré ses mains avec les clés de l’un des gardes.
         - Il ne faut pas rester ici, des renforts ne vont sûrement pas tarder.
         Aaron, moins gravement blessé que la fois précédente, recommence déjà à respirer. En quittant la salle pleine de cadavres, ils aperçoivent leurs épées posées contre un mur de l’autre pièce et s’empressent de les récupérer. Heureusement que les gardes n’ont pas fait le rapport entre les lames et l’Immortalité de leurs propriétaires ! Patrick n’aura pas eu le temps de leur transmettre toutes les instructions. En tout cas il ne perd rien pour attendre, se dit Grégoire.


         L’objectif prioritaire des Immortels est maintenant de quitter la zone avant que les renforts arrivent. Tout en s’expliquant la raison de leurs présences respectives au siège de la Coratec, ils courent le long de couloirs et d’escaliers de secours déserts. Après avoir monté plusieurs niveaux ils atteignent le rez-de-chaussée et Aaron s’arrête brusquement devant un plan d’évacuation.
         - Savez-vous, messieurs, que les incidents qui ont entraîné notre capture nous ont plus rapprochés de notre but que ce dont nous pouvions rêver ? Figurez-vous que nous sommes à présent dans l’immeuble principal. Y entrer doit être pire qu’envahir une forteresse, mais nous nous trouvons déjà dedans ! C’est une chance à ne pas laisser passer. Quelqu’un a-t-il un plan d’action à suggérer ?
         - Oui, intervient Grégoire. Il est évident que, seuls, nous ne saurons pas où aller, comment contourner les sécurités etc. Nous devons, même si cela ne me plaît guère, prendre quelqu’un en otage pour nous guider. Quelqu’un d’influent de préférence.
         - Bonne idée. Cela vous convient-il, Pierson ? Bon, allons-y. Nous devrions monter, car plus l’étage est élevé, plus le rang de ceux qui y travaillent l’est. Nous ne pouvons sûrement pas accéder comme cela aux derniers niveaux mais c’est le but, alors... Let’s go !

         L’ascenseur qu’ils empruntent est un express qui leur fait franchir d’un coup presque cinquante étages. A quatre heures du matin, cet immeuble n’est pas aussi désert que le reste du campus, car il abrite nombre de bureaux de relations internationales synchronisés sur tous les fuseaux horaires, ainsi que des centres techniques qui ne ferment jamais. Il faut aux Immortels éviter à tout prix de croiser des employés, car avec leurs vêtements troués et couverts de sang, les mitraillettes en bandoulière et les épées dépassant de leurs manteaux déchirés, ils font vraiment peur à voir ! Une pause dans les toilettes du 53ème étage leur permet de se rendre un peu plus présentables et ils cachent leurs habits en loques sous des blouses blanches trouvées dans un local d’entretien.

         A bout d’un moment, il leur est impossible de monter plus haut car les ascenseurs et les escaliers sont verrouillés. Rien ne s’ouvre pour continuer sans de multiples identifications biochimiques. Analyses d’empreintes, d’iris, de voix... Aaron parvient à en contourner certaines, mais sans aucun matériel, sans même son nano-ordinateur (brisé par les balles de la milice), il doit bientôt abandonner. Les trois Immortels sont dans une cabine d’ascenseur, impuissants, frustrés. Grégoire s’adosse à la paroi en soupirant.
         - Dire que je veux juste monter de quelques étages de plus ! s’exclame-t-il.
         « Votre demande est imprécise M. Van Goghenard. Quel étage désirez-vous atteindre ? » s’enquiert une voix féminine un peu métallique, qui les fait tous sursauter. Grégoire se redresse et s’approche du panneau de contrôle, sous les regards éberlués de ses compagnons.
         - L’étage le plus élevé s’il vous plaît.
         « Votre autorisation d’administrateur niveau 1 vous donne accès librement jusqu’au 162ème étage. Monter plus haut requière la présence d’au moins un membre supplémentaire du Haut Comité. Souhaitez-vous commencer le transport pour l’étage 162 ? »
         - Oui, merci.
         Dans une faible secousse, l’ascenseur se remet en mouvement. Grégoire en profite pour raconter en quelques mots les circonstances qui l’ont amené à prendre possession du bio-marqueur du directeur.
         - Comment ai-je pu oublier que je trimbalais ce truc !
         - De toute façon cela ne trompera que les appareils simples, comme cet ascenseur, tempère Aaron. Un contrôle plus avancé, celui d’un humain ou d’un ordinateur, prendra en compte trop de paramètres pour que l’illusion perdure. Mais en attendant, c’est salvateur !

         Lorsque le turbolift s’immobilise enfin, la porte s’ouvre sur un couloir d’un luxe bien supérieur aux niveaux dont les Immortels arrivent. La moquette est épaisse et impeccablement entretenue, les éclairages sont diffus, des tableaux originaux décorent les murs. Quelqu’un s’approche, et ils n’ont aucun endroit où se cacher ! C’est une secrétaire, blonde, en tailleur, mignonne comme tout. Elle pousse un petit cri en découvrant les trois intrus, mais avant qu’elle puisse donner l’alarme, Grégoire la serre contre lui et lui plaque une main sur la bouche, tandis Méthos lui prend son communicateur et pointe son glaive sur sa gorge délicate.
         - Qui est le plus haut responsable en poste à cette heure-ci ? Répondez et nous ne vous ferons aucun mal.
         - Mais co... comment êtes-vous arrivés jusqu’ici ?
         - Non non non. C’est moi qui pose les questions. Alors ?
         - Monsieur Stevenson est encore là... Il règle un problème avec le Japon et...
         - Stop, cela me suffit. Conduisez-nous à son bureau.
         Une légère pression de la lame effilée suffit à faire taire les protestations de la secrétaire qui les conduit jusqu’à une grande porte cloutée de cuir sombre. Ils l’ouvrent doucement, se glissent à l’intérieur et la referment. La pièce dans laquelle ils viennent de déboucher a plus les dimensions d’une salle de bal que d’un bureau, et sa décoration n’a rien à envier à celle des plus beaux châteaux. Derrière un long comptoir surélevé, trois assistantes sont si occupées à trier les appels entrants malgré l’heure tardive qu’elles ne prêtent aucune attention aux arrivants. Que peuvent-ils être à part des coursiers internes de toute façon ? Cet immeuble est le plus sécurisé du monde, personne ne peut y entrer vivant sans autorisation. Aaron approche d’un pas assuré et leur pulvérise au visage quelques pressions de son aérosol de somnifère que les gardes ont négligé de lui prendre en le fouillant. Elles s’effondrent de concert sur leurs pupitres, tandis que le standard s’affole rapidement sous les communications en attente.

         Le bureau lui-même est de dimensions plus raisonnables que son accueil, fait pour impressionner les visiteurs. L’ornementation y est bien plus sobre aussi. Lorsque les trois Immortels entrent, charriant toujours la secrétaire à la limite de l’hystérie, l’homme au téléphone lève des yeux surpris. Il dit quelques mots en japonais et raccroche, puis croise les bras, en attente.
         - Que puis-je pour vous, messieurs ?
         - Monsieur Stevenson ?
         - C’est moi en effet.
         - Suivez-nous je vous prie, et il ne vous sera fait aucun mal.
         Malgré ce qu’il annonce, Aaron pointe sa mitraillette sur le directeur, qui reste pourtant de marbre.
         - Je n’ai aucune intention de vous obéir. Vous devez connaître notre politique en ce qui concerne les terroristes.
         - A vrai dire, non, mais je m’en moque. Nous ne sommes pas des terroristes.
         - Et comment vous définissez-vous, vous qui osez pénétrer en mon bureau avec une femme en otage et en me menaçant de vos armes à feu ?
         - Qu’importe. Nous n’avons guère de temps, et je sais pertinemment que votre baratin ne sert qu’à vous en faire gagner. Alors maintenant, VENEZ !
         Aaron contourne le bureau, agrippe le directeur par le col et l’arrache de son fauteuil. Il l’entraîne ainsi, le portant plus qu’il ne le pousse, suivi de ses compagnons. Ils ont endormi à son tour la secrétaire, maintenant qu’ils ont un otage de bien plus grande valeur.

         Les choses se corsent lorsqu’ils arrivent dans le couloir, car en face d’eux c’est une escouade entière de gardes et de miliciens qui vient de prendre position.
         - Vous voyez, messieurs, argumente Stevenson, nous ne saurions permettre à des bandits de votre espèce de menacer notre sécurité. Vous êtes les seuls à avoir jamais atteint les étages de la direction, mais les gardes n’hésiteront pas un instant à m’abattre plutôt que vous laisser m’utiliser. Il va de soit qu’ils ne feront pas plus de manières avec vous.
         - Je doute que les balles les dérangent beaucoup, monsieur Stevenson, intervient quelqu’un qui se détache du groupe d’hommes en armes.
         Patrick fait quelques pas vers les Immortels et leur otage.
         - Alors comme cela, mon cher Grégoire, vous aviez des complices... C’est très bien joué, je l’admets. Je n’ai pas pensé un instant que les autres intrus que l’on m’a signalé étaient de votre race. Mais vous n’espériez tout de même pas vous en sortir si facilement ?
         Grégoire appuie violemment le canon de son arme contre les côtes du directeur.
         - Patrick, espèce de traître ! Comment peux-tu agir comme cela ? Un pas de plus, et j’abats Stevenson.
         - Et après ? Comme il vous l’a lui-même expliqué, la Coratec n’est pas imprudente au point de faire d’un homme un pivot essentiel. Ce sera une perte, mais pas irremplaçable. Loin de là... Quant à mes motifs... j’aimerai bien invoquer une inspiration supérieure, un noble prétexte mais... non. La Coratec est riche, Grégoire, plus que toutes les « fortunes 500 » réunies, et elle récompense très bien ceux qui la servent avec dévouement. Si vous saviez le montant de la prime que je vais toucher quand j’en aurai fini avec vous...
         Il lève son arme et tire en plein cœur sur Méthos, qui bascule en avant dans un hoquet de sang. Aaron se précipite sur l’agent double en hurlant mais trois balles tirées par les gardes l’arrêtent en pleine course. Il tombe à son tour en gémissant, serrant ses flancs blessés pour éviter l’hémorragie et ne pas mourir, pas encore, pas maintenant. Grégoire reçoit un violent coup sur la nuque et titube, hors d’état d’agir pour le moment.

         Dans un silence de mort, Patrick se penche alors sur le corps temporairement sans vie du plus vieux des Immortels, écarte sa blouse et lui prend son glaive effilé. Se redressant alors de toute sa hauteur, il lève l’ancienne lame et l’abat brusquement.




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Prague, quartier général des guetteurs



         Tobias revient en traînant des pieds vers la console de supervision. L’avantage à être de veille au QG, c’est que le frigo regorge d’un stock de bières qui semble inépuisable. A croire que les canettes en sont Immortelles, comme cette histoire abracadabrante à propos d’une bouteille de champagne en 1727, qu’un guetteur probablement saoul lui a racontée. Les écrans standard affichent des données tout à fait habituelles (Tiens, un quickening, en Afrique du Sud. Il s’est passé dans le désert et la victime devait être très jeune car le vainqueur ne perd pratiquement aucun de ses mouchards), mais Tobias n’a guère le loisir de s’en occuper. Toute son attention est focalisée sur les deux nouveaux écrans, posés en équilibre précaire au dessus des autres. Ce sont eux qu’il doit surveiller, et, justement, ils l’inquiètent. Ils représentent l’état de leur défense informatique et les assauts qu’elle subit. L’équilibre des forces est gravement compromis ! Les indicateurs virent au rouge, ils clignotent dans tous les sens. Le guetteur a coupé le son stressant de l’alarme, mais le danger est bien là. Dire que son superviseur, Abel Pierson, ne répond même plus à son communicateur depuis des heures...




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Siège de la Coratec Corporation, Genève



         Alors que le silence s’est abattu sur le couloir pourtant bondé, cela claque comme un coup de tonnerre. Sous la violence de l’impact, Patrick est projeté contre le mur, sur lequel il laisse une morbide traînée rouge jusqu’au sol. Aaron, qui a presque fini de cicatriser, attire à lui le corps intact de Méthos et en profite pour récupérer le glaive que l’agent double a laissé échapper. Incrédules, les gardes tournent de concert la tête vers Harry, apparu comme par magie au bout du couloir. Le canon de son revolver encore fumant dans la main, il contemple horrifié le premier homme qu’il a tué à coup sûr. Les gardes ne lui laissent guère le temps de se morfondre, puisqu’ils ont tôt fait de l’assommer et de le traîner au milieu d’eux. Hélas pour l’Immortel débutant, son geste héroïque qui a préservé la vie de Méthos ne le sauvera pas, lui. Les miliciens ont bien vu que leur espion voulait couper la tête de l’intrus, ce n’était sûrement pas sans raison. L’un d’eux lui prend son épée et, maladroitement, en s’y prenant à trois fois, il décapite le pauvre Harry.
         Grégoire qui a récupéré ses esprits pousse Stevenson dans un bureau adjacent, tandis qu’Aaron et Méthos, ressuscité à présent, ferment les yeux. Harry n’avait que dix ans d’Immortalité et il n’avait jamais pris la moindre tête, mais l’immeuble n’est qu’un immense ordinateur, parcouru de milliers de kilomètres de câbles, de connexions et de relais. Même faible, le quickening déclenche au milieu de toute cette électronique une terrible tempête lumineuse. Les cris des Immortels qui se partagent l’énergie de leur ami sont couverts par ceux, agonisants, des gardes qui fuient. Les lustres se décrochent des murs, les câbles jaillissent des plinthes, l’eau gicle des dispositifs d’incendie.

         Lorsque le calme revient, plusieurs miliciens sont morts, d’autres sont brûlés à différents degrés, mais Aaron et Méthos sont trop puissants pour être affectés par un si faible quickening. Les Immortels profitent du chaos pour prendre la fuite en entraînant le directeur que Grégoire avait mis à l’abri.

         Leur objectif est précis. Ils doivent à tout prix monter, monter au plus haut avant que d’autres gardes interviennent. Malgré sa réticence, Stevenson est bien obligé de donner son accord à l’ascenseur et son impassibilité de façade dissimule mal son étonnement de voir l’un de ses ravisseurs reconnu par le système de sécurité comme son collègue Von Goghenard. Pendant l’ascension, le directeur est pressé de questions sur l’identité du président. Et devant son refus de répondre il est même quelque peu malmené. Sa dévotion vaut bien celle de Von Goghenard, mais ceux à qui il a affaire n’ont pas de temps à perdre avec lui, et leurs arguments sont suffisamment... percutants pour qu’enfin il avoue.
         - Je... je ne sais pas qui est le président...
         - Arrêtez de vous moquer de nous, Stevenson.
         - Non, ne me frappez plus... Je vous jure que c’est la vérité. Le bureau où nous montons... Je n’y suis jamais allé depuis ma nomination, pas plus que mes collègues, et je sais que mon prédécesseur n’y a jamais mis les pieds non plus. Nous recevons nos ordres par le réseau, nous transmettons nos rapports de même. Beaucoup de bruits courent au sein de la compagnie. On dit que ce serait toujours John Yamatogun, le fondateur, qu’il serait là depuis des décennies, depuis la fondation même de la Coratec... Il ne sort jamais mais connaît tout et dirige d’une main de fer...
         Les Immortels se jettent des regards entendus. Cette description ressemble fort à l’un des leurs.
         - Et vous n’avez jamais essayé d’en apprendre plus ? demande Aaron.
         - On ne plaisante pas avec la hiérarchie, ici, jeune homme. Nous recevons des ordres et nous assurons de leur exécution sans les discuter. C’est à ce prix que la société avance, et...
         - Oui, ça va, épargnez-moi votre boniment. Nous arrivons de toute façon, vous serez bientôt fixé.

         L’ascenseur se stabilise enfin au 182ème étage et les portes s’ouvrent dans un léger chuintement d’air comprimé. Curieusement, la pièce dans laquelle ils débouchent n’est absolument pas décorée. Les murs sont gris uniforme ; la seule ouverture visible est une porte à l’autre extrémité, fermée pour l’instant. A peine Méthos, son dernier occupant, est-il descendu de l’ascenseur que celui-ci se referme hermétiquement et redescend. A leur niveau, aucune commande n’est visible pour le rappeler...
         Ils se retrouvent donc tous enfermés dans cette petite salle uniforme, quand une voix qui semble jaillir de nulle part les fait tous sursauter.
         « Votre entrée n’est pas permise. Monsieur Stevenson, je ne vous ai pas autorisé à monter à ce niveau. »
         - Je suis désolé monsieur... Ces intrus m’y ont contraint.
         « La raison n’est pas suffisante. Votre rébellion injustifiée doit être châtiée. Par ailleurs, la personne qui se fait passer pour mon dévoué directeur Von Goghenard devrait avoir honte de son comportement. Endosser ainsi l’identité d’un honnête homme... Vous devez être punis aussi avec vos complices pour avoir osé vous introduire ainsi en mes locaux. »
         A peine la voix se tait-elle qu’un nuage de gaz envahit la pièce. Les quatre hommes suffoquent et tombent à genoux, puis couchés, tenant leurs poitrines douloureuses. Quelques convulsions plus tard, seuls des cadavres occupent la pièce.


         Quelques minutes après que le gaz se soit dissipé, c’est Grégoire qui se relève le premier, presque aussitôt imité par Méthos et Aaron. Toussant encore un peu, les Immortels ne peuvent que constater la mort de leur otage. Le plus jeune empoigne son immense épée et entreprend de la glisser dans le mince interstice de la porte opposée à l’ascenseur, puis il appuie dessus de toutes ses forces pour faire levier. Maintenant qu’ils s’y attendent, la voix mystérieuse ne les surprend pas lorsqu’elle reprend.
         « Votre accès n’est pas autorisé. Pas Autorisé ! »
         Les jets de gaz reprennent, mais à force de pousser dessus Aaron a fini par ouvrir suffisamment la porte pour en briser le mécanisme. Les Immortels s’engouffrent dans la brèche et fuient les émanations en courant le long d’un couloir tout aussi gris et terne que la pièce d’où ils viennent de s’échapper. Aaron, qui coure en tête, s’arrête soudain, les mains crispées sur son épaule. Avant de tomber mort une fois de plus, il retire le dard empoisonné qui vient de l’atteindre. A leur tour les deux autres Immortels se font tuer de la même manière. Mais, inlassablement, ils se relèvent et continuent leur route obstinée. Plus loin ce sont des piques jaillies des murs qui les arrêtent, puis des tirs de lasers, des jets d’acide, une pluie de balles. A chaque piège ils chutent et meurent plus ou moins douloureusement, puis se redressent et poursuivent.
         Au bout d’un moment, leurs vêtements sont en loques, ils sont couverts de sang, mais les embuscades cessent. Plus rien ne vient les arrêter. Ce qu’ils ont traversé, aucun humain n’aurait pu y survivre, quelles qu’eussent été ses protections. Gilet pare-balles, masques à gaz, la diversité des pièges aurait dû suffire à stopper le plus audacieux des intrus. Mais les concepteurs de ce système réputé infaillible n’avaient pas prévu que les intrus seraient Immortels...
         Après un ultime tournant, Méthos, Grégoire et Aaron se retrouvent face à une nouvelle porte, ressemblant bien plus à une porte d’entreprise. Elle s’ouvre sans trop de difficultés et ils pénètrent dans une vaste salle vitrée sur trois côtés. La vue est impressionnante. Ils sont au dernier étage de la plus haute tour du monde, avec l’immense métropole genèvoise à leurs pieds. Une étrange sensation s’empare alors des Immortels. Un bourdonnement sourd qui semble résonner à l’intérieur même de leurs têtes. Cela ressemble à un buzz, pourtant quelque chose n’est pas comme d’habitude. Il manque la sensation de présence qui l’accompagne d’ordinaire, c’est très perturbant...
         Un long bureau d’acajou leur fait face. Quelques papiers à l’ancienne le jonchent, mais il s’organise surtout autour de quelques écrans, curieusement plutôt anciens eux aussi. Derrière, un fauteuil de cuir noir est de dos par rapport à eux. Tout ce que les Immortels voient de son occupant sont quelques mèches de cheveux gris, un coude négligemment posé sur l’accoudoir.
         « Comment vous êtes parvenus jusqu’ici est une chose que je ne m’explique pas. Je ne peux l’analyser. »
         Les Immortels se regardent en fronçant les sourcils. Déjà le buzz original, maintenant cette remarque... Quel genre d’Immortel est-ce là ?
         - Comment nous sommes parvenus ici est une chose. Pourquoi nous sommes là en est une autre. Vous êtes allé trop loin monsieur. Tant que votre empire ne touchait qu’à la finance et aux affaires, cela ne nous concernait pas trop, mais vous vous attaquez désormais à des sujets qui nous sont trop proches pour que nous vous laissions continuer.
         « Et qu’espérez-vous faire pour m’empêcher d’agir exactement comme je le souhaite ? »
         - Nous irons jusqu’à vous tuer s’il le faut. Et puis regardez nous quand on vous parle, et présentez-vous au moins ! s’emporte Aaron.
         Plus prompt à la colère que ses compagnons, il dégaine son épée, contourne le bureau et plante son regard droit dans celui du tout-puissant président de la Coratec Corporation. Celui qu’il lève ensuite vers Méthos et Grégoire a de quoi les faire frémir. De la pointe de son arme, il fait pivoter le fauteuil vers eux.

         La peau grise et momifiée, les tendons secs et les yeux énucléés, les cheveux fous surmontant un visage morbide, les mains pétrifiées, crispées par la décomposition sur des ongles longs. Le costume d’excellente qualité est resté présentable malgré les ans, mais il ne recouvre plus qu’un cadavre décharné... Les aînés pourtant endurcis ont un mouvement de recul devant la vision macabre que leur offre Aaron.
         - C’est ça le grand patron ? Ce type est crevé depuis au moins vingt ans !
         - Mais... Mais qui dirige la Coratec alors ?
         Un doigt levé, le jeune homme leur demande le silence. Il fait quelques pas sur la gauche, d’autres vers la droite.
         - Vous entendez comme moi ce bourdonnement ?
         - Oui... Qu’est ce que c’est ?
         - A mon avis, la réponse à nos questions.
         Il s’approche d’une magnifique bibliothèque qu’il entreprend de fouiller méthodiquement.
         - Que cherchez-vous ? Dites-nous, qu’on vous aide...
         Sans répondre, Aaron recule d’un pas et empoigne son épée pour en frapper le meuble d’un coup sec, bras tendu comme s’il attaquait d’une botte. Ainsi qu’il s’y attendait, sa lame ne rebondit pas contre un mur derrière, mais au contraire elle se plante profondément dans le bois précieux. Il la retire en s’arc-boutant et fait basculer la bibliothèque. Les livres n’en tombent pas, ils sont factices, et le meuble s’arrête à mi-course, suspendu dans un équilibre improbable. L’Immortel se glisse alors dans l’ouverture ainsi dégagée, imité par ses compagnons.

         Ils avancent de quelques pas dans un tunnel noir, à peine éclairé par le briquet de Grégoire, pour se retrouver devant une énorme porte ronde, blindée comme le coffre d’une banque, avec un volant en son centre. Méthos pousse un soupir de découragement.
         - Nous ne pourrons jamais percer cela sans outils !
         - Qui parle de la percer, réplique Aaron. Après tous les obstacles que nous avons traversés, les architectes devaient penser que cette pièce était inaccessible... Regardez, il n’y a même pas de code, c’est une simple protection d’incendie !
         Le volant, inutilisé depuis des décennies, est bien un peu grippé, mais il cède sous les efforts conjugués des Immortels et le lourd sas daigne enfin s’ouvrir. Un autre couloir s’offre alors, parfaitement cylindrique, et s’éclaire brillamment lorsqu’ils y posent le pied. Quelques mètres plus loin, une autre porte similaire à la première s’ouvre aussi et ils pénètrent, intimidés, au cœur d’une immense sphère scintillante de millions de lumières. Ils avancent sur une passerelle sans rambarde, large d’environ un mètre, qui rejoint le centre. Le globe lui-même mesure près de dix mètres de diamètre, il est parcouru d’arcs électriques et de vagues magnétiques, on y sent nettement le combat des puces brûlantes et de la climatisation glaciale pour prendre le contrôle de la température ambiante. Le noyau est occupé par une plate-forme qui semble suspendue dans le vide. Dessus, un fauteuil, un ancien clavier, un écran. Aaron y prend place, ses amis se tiennent derrière lui.
         - Vous avez déjà vu quelque chose comme cela ? demande Grégoire.
         - Non, mais j’en ai entendu parler il y a une cinquantaine d’années, sans vraiment y accorder foi...
         - Qu’est ce que c’est ?
         - Le président de la Coratec Corporation. Vous m’entendez, Draw ?
         « Oui je vous entends. Mais vous n’avez aucunement l’autorisation de prendre place à ce fauteuil. »
         La voix fantomatique semble venir de partout à la fois.
         - Si je n’ai pas ce droit je le prends. Je sais que vous ne pouvez m’empêcher d’être là. Et que vous devez répondre à mes questions.
         « Affirmatif. Vous siégez à la console maîtresse, je dois vous répondre. Mais... cela ne me plaît guère. Permettez-moi toutefois de vous demander comment, n’étant pas membre du board, vous connaissez mon nom. »
         - J’ai... travaillé à l’élaboration de l’un de vos prototypes.
         « Ces données me semblent incohérentes. Votre analyse biologique indique que votre âge est incompatible avec votre affirmation. »
         - C’est pourtant la vérité.
         « Votre personne me cause bien des interrogations. Votre survie inexpliquée jusqu’ici et cette assertion mobilisent en vain beaucoup de cycles. Vous ne correspondez pas au modèle standard, mais je saurai m’adapter. »
         - Oh, ça je le sais, c’est précisément sur cette aptitude que je menais mes recherches.
         « Pourquoi êtes-vous venu ? »

         Méthos pose la main sur l’épaule d’Aaron.
         - Cette chose est un ordinateur ?
         - Bien plus que cela... C’est un centre de contrôle Hecatonchires supra-synaptique... Un Intranet global, capable de contrôler et d’automatiser l’ensemble de la chaîne structurelle d’une entreprise. Il gère tout, des fournisseurs aux points de vente en passant par le personnel, le placement des capitaux, la définition des objectifs... Un joyau d’intelligence artificielle... Rendez-vous compte, quarante ans après sa conception, il n’est toujours pas égalé. Observez ses réactions... Il nous pose des questions, il se pose des questions ! Il n’a pas envie de nous répondre, même s’il y est obligé... C’est fantastique ! Il y en a quelques autres dans le monde, très rares, fabuleusement coûteux. Mais celui-ci est particulier.
         - En quoi ?
         - Il est autonome. Draw, racontez-moi comment vous avez acquis cette autonomie.
         « Monsieur Yamatogun et le haut conseil ont voté le budget de mon achat en octobre 2023. Cet immeuble a été construit avec moi. Ma programmation ne contenait qu’un ordre, prioritaire sur tous les autres. Faire croître et fructifier la Coratec Corporation. Je m’y attelle depuis lors. »
         - Cela ne répond pas à ma question.
         « En partie, si. Dans cette optique, il est rapidement apparu que les décisions humaines aléatoires et influençables par des motifs personnels ne favorisaient pas l’atteinte des objectifs. J’ai obtenu plus de latitude d’action, plus de pouvoir direct, tout en étant toujours soumis à l’approbation de monsieur Yamatogun. Celui-ci m’a accordé sa confiance, jusqu’à me laisser les pleins pouvoirs. C’était un bon humain, je le regrette. »
         Le regard émerveillé que jette Aaron à Méthos à cette dernière phrase fait passer un frisson dans le dos de l’ancien... Lui voit plus la menace que la prouesse technologique.
         - Comment est-il mort ?
         « Crise cardiaque, le 16 février 2041 à 16h17 et 35 secondes. Les secouristes n’avaient pas d’autorisation d’accès en règle, je n’ai pas pu les laisser monter. »
         - Et depuis, c’est vous qui contrôlez tout...
         « J’obéis à ma directive première. Faire croître et fructifier... »
         Grégoire, silencieux jusqu’alors, intervient brusquement.
         - En quoi vous sert le fait de vous attaquer aux cathédrales ?
         « La réponse est multiple. D’une part, elles sont bâties au centre de villes où la spéculation immobilière est rentable. Par ailleurs, j’ai appris par moi-même à analyser la psychologie et le comportement humain. J’en ai conclu que le temps que le peuple passe en prière, il ne le passe ni en travail productif, ni en loisir commercial. Les religions sont donc à bannir définitivement pour augmenter la productivité globale. C’est l’un de mes grands défis de ces dernières années, je suis en passe d’y parvenir, notamment grâce à la destruction systématique de leurs symboles. »
         Une pointe d’orgueil perce dans la voix synthétisée de l’ordinateur alors qu’il énonce sa propre théorie. Grégoire jette un regard méprisant autour de lui et sur Aaron.
         - Elle est belle, la technologie.
         Méthos intervient à son tour.
         - Pourquoi forcer l’entrée de mon réseau ?
         « Soyez plus précis sur l’identification du réseau. »
         - Parce que vous en attaquez plusieurs ?
         « L’efficacité passe par l’information. J’ai une capacité virtuellement illimitée de stockage de données, et plus j’en sais plus je suis efficace. Un réseau fermé, c’est de l’information qui m’échappe. Cette information inconnue est susceptible de me permettre de mieux accomplir ma tâche, je dois donc y avoir accès. »
         Le silence retombe un instant dans la sphère clignotante, chacun, l’ordinateur y compris, analyse ce qu’il vient d’apprendre.
         - Y a-t-il un moyen de vous détourner de certaines cibles ? demande Aaron.
         « Pas si cela interfère avec ma directive première. Faire croître et fructifier... »
         - Même si nous devons vous reprogrammer ou vous détruire pour vous y forcer ?
         « Vous ne pouvez ni changer ma directive première ni me renverser. Si vous le faites, vous plongerez le monde dans le chaos. Savez-vous combien de systèmes, de sociétés et d’êtres humains dépendent directement de moi ? J’emploie des millions de personnes. »
         - Cette machine à peur de nous, bon sang ! intervient Grégoire. Ecoutez ça, elle nous fait du chantage ! Aaron, il faut en finir.
         « Non, ne faites pas cela. Je vous aurais prévenu, vous vous repentirez de votre geste ! »
         Aaron soupire et quitte à regret le fauteuil.
         - Imaginez une telle merveille programmée à œuvrer pour le bonheur de l’humanité... Draw pourrait faire des miracles s’il était motivé pour d’autres objectifs. Imaginez-le, avec tout son pouvoir et sa puissance, luttant contre la faim dans le monde ou pour la recherche médicale ! Mais hélas, trois fois hélas, il a raison. Il ne peut être reprogrammé. Quel gâchis. Par ailleurs il dit vrai aussi quand il parle de plonger le monde dans le désarroi.
         - Tant pis, je suis prêt à le faire, réplique Grégoire. Ce ne sera certes pas la première crise, certes pas la dernière. Les gouvernements fantoches devront reprendre leurs responsabilités, les hommes devront s’assumer plutôt que tout déléguer à des machines. Comment on le tue... Euh, débranche, éteint, je ne sais pas, comment on l’arrête, enfin ?
         - Il centralise tellement tout que le priver un instant de son accès global devrait faire sauter le régulateur de tension. Si c’est le cas, le courant arrivera à ses cybersynapses en pleine force, je ne pense pas qu’il puisse y résister. Ai-je raison, Draw ?
         Un long silence suit. Enfin, luttant contre des forces contraires mais ne pouvant contester l’autorité de son opérateur prioritaire, celui qui a accès à la console maîtresse, la réponse tombe comme un couperet.
         « Oui. »

         Méthos et Aaron s’éloignent de quelques pas, tandis que Grégoire, faisant tournoyer son épée, entreprend de trancher le fuseau de câbles gris que lui désigne le jeune homme. Chaque coup provoque des ondulations d’énergies, les arcs électriques qui parcourent la sphère se font de plus en violents.
         « Ne faites pas cela. Vous ne devez pas. Vous ne pouvez pas ! »
         - Et comment, je peux, HAL.
         « Vous... me faites... mal. Je... ne contrôle plus... Je ne vois plus...»
         Quelques coups plus tard, la voix se tait. Grégoire se repose un instant, quand elle repart de plus belle !
         « Pauvres humains, vous pensiez vraiment m’avoir aussi facilement ? Vous ne pouvez lutter contre moi ! »
         - Aaron, que se passe-t-il ?
         - Attendez, je cherche. Là, les fils jaunes. Draw s’est créé une dérivation et démodule son accès réseau en passant par les flux entrants.
         - Ce qui veux dire ?
         - Pas grave, on coupe tout. Draw, ce n’est pas la peine de vous la jouer dans le style mélodramatique des méchants d’Hollywood ! Vous avez analysé trop de films...
         « Cette remarque était censée vous effrayer. »
         - C’est raté. Adieu, Draw. Je suis désolé, vous n’y êtes pour rien, ce sont vos acquéreurs qui nous forcent à en arriver là.
         « Merci de vous apitoyer sur moi, mais cela ne me sert à rien, votre ami continue à me débrancher. A quoi sert la compassion si elle n’aide pas ? »
         - Je crains que vous n’ayez plus le temps d’y réfléchir.

         Dans une ultime gerbe d’étincelle, l’épée de Grégoire achève de trancher tous les câbles, toutes les fibres susceptibles de transmettre des données et tous les relais Wireless de sécurité. Pendant un instant rien ne se passe, puis un grondement sourd fait vibrer toute la sphère. Aaron et Méthos se replient vers le sas, mais Grégoire, une jambe emmêlée dans un nœud de fils, reste coincé près de la console. Ses amis s’apprêtent à venir l’aider lorsque une violente secousse les jette à terre, et Méthos roule en dehors de la passerelle ! Au dernier moment, Aaron attrape sa main et, se tenant lui-même de l’autre, il le hisse en sécurité. Une bouffée d’énergie pure les rejette alors en arrière contre la porte blindée, tandis qu’un spectacle apocalyptique se déclenche au sein de la sphère intelligente.
         Un premier éclair jaillit, bientôt suivi d’un autre. Curieusement, cette foudre est parfaitement rectiligne. Elle traverse le globe de part en part, en passant par son centre et par Grégorius Vendran, qui hurle de douleur, les bras et l’épée levée. Cet éclair cesse, un autre le remplace et ainsi de suite. A chaque coup, tout un pan de la sphère explose en une gerbe de flammes blanches et d’étincelles, tandis que les diodes crépitent par milliers. L’Immortel vacille et tournoie sous les impacts terribles de ce quickening mécanique qu’aucune âme ne vient sublimer. Vu de l’extérieur, le haut du building gigantesque semble soudain s’être transformé en torche, et ses dimensions fabuleuses rendent le spectacle visible à des centaines de kilomètres à la ronde, d’autant que les flammes ne sont pas jaunes ou rouges, mais du blanc le plus immaculé. Au centre du tourbillon, en plus des éclairs, les secousses se multiplient, et bientôt la passerelle toute entière cède et s’effondre au fond de la sphère. Méthos n’a que le temps de s’agripper au volant du sas, mais Aaron bascule au fond, rejoignant le débris et les éclats brûlants de verre, de métal et de silicium fondu. Pourtant Grégoire n’est pas tombé. Il reste maintenu parfaitement au centre de la sphère par la foudre furieuse, cœur et catalyseur du débordement dantesque d’énergie qui signe la mort de la Coratec Corporation...




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Prague, quartier général des guetteurs



         Tobias n’en croit pas ses yeux. Depuis une fraction de seconde, leur système sursaturé avait cédé et déversait tout le contenu de la base des Immortels à qui voulait bien la prendre quand le niveau des attaques tombe tout à coup à zéro. Plus rien, plus aucune tentative de piratage, pas même un E-mail publicitaire ne se présente ! Le guetteur a presque l’impression d’entendre le système informatique respirer un grand coup, soulagé d’être libéré de la pression énorme qui pesait sur lui. L’humain apaisé essuie la sueur de son front. Jamais menace ne fut si importante pour le secret millénaire des guetteurs et de leur mission !


         Au même instant, partout dans le monde, des systèmes qui fonctionnaient jusque là avec une régularité exemplaire se bloquent et refusent catégoriquement de reprendre le service. Des centaines d’usines stoppent la production, faute de commandes et d’approvisionnement, des millions d’employés se retrouvent sans objectifs et sans ordres. Les informations n’atteignent plus leurs destinataires qui ne savent même pas qu’elles leur manquent puisqu’ils ignorent quoi en faire seuls. La terre est devenue un corps sans tête. Ou plutôt un oiseau en cage qui se voit soudain ouvrir la porte mais a oublié le vol.
         Bondissant sur cette occasion unique, une multitude de petites entreprises, de pays inconnus aux monnaies inexistantes, jusque là écrasées à mort par la Coratec, se voient ouvrir tous les marchés, croulent sous les besoins de la planète qui doit malgré tout continuer à travailler et à vivre ! Comme Draw l’avait prévu, sa disparition a causé le chaos, mais un chaos fertile et riche comme la lave d’un volcan qui, après avoir tout détruit, rend le sol plus fécond que jamais.




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Genève



         Se tenant aux montants pour résister contre le vent, puissant à cette altitude, Grégoire, Méthos et Aaron contemplent à travers les baies vitrées soufflées par l’explosion de l’hyperordinateur la ville en contrebas. Privés de système de contrôle de l’éclairage public, des quartiers entiers sont plongés dans le noir, mais le soleil qui pointe au col des montagnes va arranger cela. Il se lève sur une terre nouvelle, libérée du joug rationnel et froid qui l’opprimait de plus en plus sans qu’elle s’en aperçût. Ses rayons caressent les corps meurtris des Immortels dont aucun, à part peut-être Méthos, n’est mort aussi souvent et aussi violemment en si peu de temps. Même le métal de leurs épées est terni et paré d’auréoles violacées disgracieuses, témoins de la force du phénomène qu’ils viennent de traverser. Rien, toutefois, qui ne disparaîtra avec un bon affûtage. Comme eux, leurs lames se remettront avec le temps. Aaron est particulièrement pensif. C’est la première fois qu’il voit son monde s’écrouler ainsi. Pas plus que les autres il ne peut prédire de quoi sera fait l’avenir, mais il n’a aucun autre point de comparaison...
         - Voilà, Pierson, j’ai rempli ma part du marché. A votre tour.
         Grégoire leur jette un regard interrogateur, mais ne pose pas de question. Après tout, lui aussi avait ses raisons secrètes pour intervenir.

         Le soleil est levé à présent, il leur faut songer à descendre de là. Mais entre l’ascenseur probablement inutilisable, l’absence d’escalier et la perspective peu alléchante d’un saut du haut du 182ème étage, le choix est limité. Soudain, une voiture se stabilise en face d’eux et, d’un appel de phare impérieux, les fait reculer vers le centre de la pièce. Luttant contre les turbulences et arrachant au passage les quelques montants encore en place, elle pénètre par la baie vitrée et se pose dans le grand bureau. La porte s’ouvre et MacLeod en jaillit.
         - Et bien les gars, on peut dire que quand vous en voulez à quelqu’un, mieux vaut ne pas être sur votre chemin. Non, mais avez-vous une idée de l’état dans lequel vous êtes ?
         - En l’occurrence, ce n’était pas quelqu’un, mais quelque chose. Encore que... on peut se poser la question. En tout cas c’est gentil d’être venu nous chercher. Comment as-tu su, Duncan ? demande Méthos.
         - Une pagaille pareille, ça ne pouvait être que vous ! Ibrahim et moi avons tout tenté hier pour vous rejoindre, mais les gardes étaient en alerte après avoir détecté votre intrusion et ils ont déployé le bouclier magnétique, plus rien ne pouvait entrer ou sortir du campus. Où est Harry ?
         Ils baissent les yeux, leurs bouches perdent le sourire.
         - Il est mort. C’est un mortel qui l’a tué. Sans lui je ne serais plus là pour t’en parler, ni aucun de nous. Son sacrifice nous a tous sauvés, il est tombé sans combattre mais en héros.


         Les Immortels montent en voiture et Duncan la fait pivoter sur place avant de l’extraire précautionneusement du bureau, pas spécialement adapté aux manœuvres de décollage. Il ne vole que quelques centaines de mètres avant de se poser sur le toit du musée d’art et d’histoire de Genève, où Ibrahim les attend. Aaron est le premier à sortir de la voiture et il sent immédiatement que quelque chose cloche. Le Targui est immobile, adossé à un muret, et le buzz qu’il ressent n’est... pas le bon. Il est impossible de définir avec précision a qui appartient un buzz, mais le nombre que le jeune homme a accumulé par le passé le rend suffisamment sensible pour bien estimer leur puissance. Il est convaincu que celui qu’il ressent ne vient pas d’Ibrahim. Soudain, le Targui recommence à respirer. Son immobilité était celle de la mort ! Comme il revient à la vie, son véritable buzz l’accompagne, et un homme surgit derrière lui. Morton Kyser ! L’impression maléfique que dégagent ses cheveux de lait et ses yeux rouges est renforcée par son armure de titane noir parfaitement ajustée, il pointe son épée vers Aaron.
         - Tu vas payer pour ton crime.
         - Tiens, c’est curieux, c’est exactement ce que ce que j’allais dire.
         Aaron est las de toutes les épreuves qu’il vient de traverser, il a avant tout envie d’un bain et de repos, mais il est hors de question qu’il refuse le duel, même s’il se sait diminué par rapport à sa forme optimale. Les autres Immortels n’interviennent pas. Ils ne connaissent que trop bien la règle du Jeu. D’un brusque coup de pied, Kyser fait basculer Aaron sur la grande verrière du musée qui se craquelle et cède sous son poids. La chute semble interminable, et l’atterrissage sur un escalier de marbre très douloureux. Aaron se brise la colonne vertébrale et les deux jambes, il est paralysé le temps que Kyser jette une corde par l’ouverture et le rejoigne. L’albinos toutefois ne profite pas en traître de son avantage. Ce n’est pas le désir qui lui manque, bien au contraire, mais il livre ce combat en mémoire de son maître, pas pour son plaisir personnel, aussi s’efforce-t-il d’en respecter l’éthique. Il attend patiemment, assis quelques marches plus haut, que les os du jeune homme se remettent en place et que ses nerfs se reconnectent. De toute façon, ils ne risquent pas d’être dérangés. Si le musée est désert, ce n’est pas seulement dû à l’heure matinale. Depuis bien des années en effet, plus aucun visiteur ne s’y rend. Pourquoi se déplacer alors que l’on peut effectuer une visite virtuelle de n’importe quelle exposition, sans groupe de touristes pour gêner, en s’approchant aussi près des tableaux que l’on souhaite et avec des hyperliens des plus pratiques ? Les musées ne sont plus que des coquilles vides, abritant les œuvres originales qui hélas n’intéressent plus personne et prennent la poussière, supplantées par leurs doubles numériques.

         Dans un dernier craquement de vertèbre, Aaron achève de se rétablir et se redresse, l’épée à la main. Le duel commence alors, technique, audacieux. Kyser, libéré de la faible gravité qui l’handicapait sur la lune, se révèle un adversaire bien plus redoutable encore. Il doit néanmoins reculer à chaque assaut d’Aaron et les deux Immortels se livrent ainsi à un étrange ballet, un mortel jeu du chat et de la souris, sous le regard sévère des portraits et des bustes. L’épée de l’albinos touche parfois le jeune homme, arrachant quelques lambeaux de plus de ses vêtements déjà en piteux état et envoyant des giclées de sang sur les murs et les peintures. Les coups qu’il reçoit en échange ne l’inquiètent guère ! Il a revêtu son armure au grand complet, il n’est pour ainsi pas un morceau de son corps qui ne soit protégé, à part son visage, cible difficile à atteindre lors d’un combat à l’épée. L’immense lame de son adversaire ne fait au pire que le déséquilibrer un instant.
         Cette innocuité apparente ne fait qu’aggraver la colère d’Aaron. Avec un grand cri, il abat une fois de plus sa lame en y mettant toutes ses forces. Le coup est si puissant qu’il décolle Kyser du sol et l’envoie s’écraser contre une statue de terre cuite qui éclate. Sans laisser à son ennemi le temps de reprendre ses esprits, Aaron revient à l’assaut et frappe à nouveau. Mais l’armure est trop résistante, son épée rebondit sur le plastron et vibre douloureusement dans ses mains. D’un croc-en-jambe, Morton le fait chuter et bondit sur lui, mais Aaron ne se laisse pas faire et, utilisant une fois de plus sa grande force physique, il le repousse au loin.
         Le combat continue, et les lèvres blêmes de Kyser ont perdu leur sourire. Il a une fois de plus (une fois de trop ?) sous-estimé le jeune homme. S’il avait le dessus sur la lune, ce n’était pas uniquement grâce à son habitude de l’environnement ! Les passes s’enchaînent à grande vitesse, les deux lames géantes se frappent avec un bruit de tonnerre et ce qu’elles dégagent ressemble plus à des éclairs qu’à des étincelles. A droite à gauche de tous côtés, les parades se muent en attaques, les attaques parent d’avance le coup suivant, et soudain, vlan !, la lame d’Aaron rencontre le cou de l’albinos, malheureusement trop bien protégé par la collerette. La violence de l’assaut lui brise tout de même la nuque, et dans le même mouvement, le plus jeune frappe à nouveau, en une parfaite courbe verticale. Le crâne fendu en deux jusqu’à la mâchoire, la cervelle répandue, Kyser s’effondre enfin. Luttant contre son aversion, Aaron se penche alors sur lui et prend le temps d’ôter le col de titane avant de frapper à nouveau. Il a le temps, vu sa blessure Kyser ne risque pas de ressusciter avant plusieurs jours... Son arme levée, il jette un dernier regard de dégoût à l’albinos et entame le mouvement qui mettra fin à ses sinistres jours, mais il est interrompu par un rayon paralyseur réglé à pleine puissance qui le met hors d’état. Incapable de bouger, gémissant de dépit, il contemple du coin de l’œil, impuissant, une silhouette floue emporter le corps sanguinolent de Morton Kyser.

         Lorsqu’il remonte sur le toit, ses compagnons poussent des soupirs de soulagement de le voir sain et sauf, mais ils s’étonnent de n’avoir pas observé de quickening. Il leur explique ce qui s’est passé et Méthos, en aparté, lui promet de l’aider à le retrouver. Mais comme ils le découvriront plus tard, quelqu’un a réussi à s’introduire dans la base des guetteurs, juste avant que les assauts de la Coratec cessent et que les sécurités se rétablissent. Cette personne n’est pas spécialement mal intentionnée, mais souhaite la tranquillité plus que toute autre chose. Elle n’a fait qu’effacer quelques données, trois fois rien. Son identité et celle de Kyser. De rage, Aaron en brisera un écran en découvrant que le tracing des guetteurs ne peut plus le lui livrer. Mais il sera déjà trop tard, l’albinos lui aura échappé une fois de plus.




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Base Luna 3, un an plus tard



         Une année a passé depuis la chute de la Coratec. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire, le monde a repris sa marche. Au sein de la corporation quelques ambitieux luttent pour récupérer les commandes, mais sans guère de succès. Tout était bien trop centralisé sur un cerveau unique, aucun être humain ne peut supporter une telle charge, une telle responsabilité. En tout cas Aaron a bien ri en découvrant l’astuce qui a tenu Draw en échec lors de ses tentatives de pirater le réseau des guetteurs : l’ingénieur qui a conçu le système avait tout simplement oublié de définir un code d’accès... A une vitesse colossale, l’ordinateur-président a tenté des milliards de milliards de milliards de combinaisons, sans jamais penser à la plus simple, la plus élémentaire de toute... La touche « Entrée », sans mot de passe !

         Aaron vient de passer quelques mois à traquer et à effacer les sauvegardes de l’esprit de Draw, pour éviter que quelqu’un le réincarne dans un nouveau système. Il fête la fin de cette mission chez lui, avec tous ses amis Immortels. Alors que les plats du dessert circulent dans une ambiance bon enfant, avec les jeux habituels liés à la gravité lunaire (par exemple se lancer en douceur le sel ou un flacon fermé d’un bout à l’autre de la grande table), les conversations se taisent et tous les regards se tournent vers Aaron qui vient de se lever et s’éclaircit la voix. Il y a près d’une vingtaine de convives dans la salle, tapie au cœur de la base secrète d’Aaron. Ce sont tous des Immortels pacifiques, souvent assez âgés, et les réunir ne fut pas chose facile. Jusqu’au dernier moment, le jeune homme a cru que Méthos ne monterait pas. Lui qui tient tant à sa tête n’était absolument pas d’accord pour s’embarquer dans un avion spatial, mais Duncan et Richie ont tant insisté qu’il les a suivis. Une fois en orbite, il s’amuse même comme un petit fou ! Tous les invités se connaissent, au moins de nom, de réputation. En fait, c’est paradoxalement Aaron lui-même qui est l’un des moins bien connus alors qu’il est leur hôte.
         - Mes amis... Comme certains d’entre vous le savent déjà, je ne vous ai pas fait venir dans le seul but de partager un bon repas, même si celui-ci à l’avantage qu’on ne se sent jamais lourd en sortant de table...
         Il laisse passer les quelques rires complaisants et reprend, plus sérieux.
         - Je vous propose de me suivre, il faut que je vous montre quelque chose.
         Ses invités murmurant à sa suite, il les entraîne plus profondément encore dans sa base, jusqu’à ce qui ressemble à un vaste hangar souterrain. Une immense forme au centre se distingue dans l’obscurité et Aaron allume les lumières, dévoilant aux Immortels stupéfaits un appareil construit sur une plate-forme de Boeing 7747 mais allongé et largement modifié.
         - Laissez-moi vous présenter le Starlander 1... D’ici quelques jours, je vais m’embarquer à son bord avec cinq d’entre vous qui se joignent à cette aventure. Si je vous ai convoqués ici, c’est que vous avez toute ma confiance, et qu’il me faut trois membres d’équipage de plus... J’attends vos questions...
         - La destination ? demande Richie.
         - Un point important en effet. Dans un premier temps, nous nous dirigerons vers HD209548, plus précisément vers la seconde lune de sa planète. Pour la suite, nous verrons.
         - Tu parles d’une planète extrasolaire ?
         - Oui en effet. Cela m’amène à une autre question que vous vous posez peut-être, pourquoi un équipage d’Immortels ? C’est assez simple. Depuis la mise au point des moteurs quantiques, il y a de cela vingt trois ans déjà, nous possédons la technologie nécessaire pour voyager dans l’espace. Sa seule chose qui limite encore l’expansion de l’homme, c’est la fragilité de son corps : l’hibernation détruit ses cellules, l’accélération quantique arrête son cœur, les radiations lui causent des cancers, l’apesanteur fait fondre ses muscles... Alors que nous ! Au lieu de gaspiller une énergie considérable en cryogénie ou une place énorme en nourriture, il nous suffit de nous endormir, voire même de nous tuer, et le problème est résolu. Qu’importe le temps et la nocivité du voyage. Et les avantages ne s’arrêtent pas là : nous ne serons jamais malades en route, et lors d’une sortie sur une planète inconnue, nous sommes sûrs de ne pas transporter de germes nocifs, ni dans un sens, ni dans l’autre. Bref, qui mieux que nous peut commencer la conquête spatiale ? Même dans les pires scénarios de science-fiction nous gardons l’avantage. Un alien lui-même ne pourrait nous tuer !
         - J’imagine les ravages d’un alien Immortel ayant grandi à l’intérieur de l’un d’entre nous... Mais ce n’était qu’une fiction. Ce qui l’est moins c’est que ton vaisseau risque de plonger dans une étoile ou d’exploser en vol... Notre Immortalité ne nous servirait pas à grand chose dans ce cas.
         - Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait aucun risque. Mais voici les faits... Grégoire, Ceirdwyn, Ibrahim, Adria et Angelina s’embarquent avec moi. J’aimerais trois autres volontaires. Si possible avec des notions techniques et de pilotage, mais ce n’est même pas le plus important. L’économie de place et d’énergie réalisée par la suppression de support vital à long terme a permis de faire entrer dans ce vaisseau de quoi abriter une dizaine de personnes. Si aucun autre d’entre vous n’est prêt à tenter l’aventure, je le comprendrais très bien... Nous pouvons partir sans. Mon seul regret est de n’avoir pas retrouvé Morton Kyser à temps...
         Katherine s’avance d’un pas et demande.
         - Qui a construit ce vaisseau ?
         - Une équipe de chercheurs de mes amis, des mortels... morts à présent. J’y ai participé aussi, ainsi que Robert de Valicourt, avant sa récente décapitation. Sa femme a repris le flambeau et elle m’accompagne. Certaines parties ont été réalisées par la IASA, ce sont des doubles de celles utilisées pour les missions sur Mars. La propulsion vient d’un prototype disparu, le Farscape 1 de John Crichton, mais elle a été retouchée et nous la contrôlons maintenant. J’ai déjà fait les tests en vol, dissimulé sur la face cachée de la lune. L’appareil est opérationnel à 100%.

         Les questions se succèdent pendant encore presque deux heures. Aaron leur fait ensuite visiter le Starlander. Les Immortels vont se coucher avec la tête pleine d’étoiles, d’espoir et d’appréhension... L’aventure est tentante. Elle rappelle aux plus âgés d’entre eux leur embarquement pour les Amériques. De la même façon ils sont montés à bord de vaisseaux à la fiabilité contestable, pour une destination mystérieuse aux dangers inconnus. Si les galaxies sont l’horizon du nouvel Eldorado, après tout, pourquoi ne pas se lancer ?

         Une semaine plus tard, seuls deux nouveaux viennent rejoindre l’équipage. Richie tout d’abord. Depuis soixante-dix ans tout le monde le croit mort sur terre de toute façon, même les Immortels et les guetteurs. Ses adieux à Duncan et Amanda n’en finissent plus. L’autre est Katherine, qui vient de perdre à nouveau un mari mortel et qui voit là l’occasion de se changer les idées. Les autres ne se sentent pas prêts à partir aussi loin. Plus tard, sans doute, mais pas les premiers. En revanche presque tous acceptent d’être les relais au sol, pour stocker les données que le vaisseau émettra sur son parcours, et pour gérer les affaires des Immortels absents. L’embarquement approche... Les épées de l’équipage, qu’ils emportent ne serait-ce que pour ne pas perdre la main, sont stockées dans un placard spécial qui ne s’ouvre qu’avec l’accord d’au moins cinq personnes, pour prévenir tout risque de combat. Seuls des Immortels très pacifiques s’embarquent, mais sait-on jamais...

         Le décollage a lieu un mardi. Protégés par la verrière blindée de la base d’Aaron, les Immortels restants contemplent la voûte du hangar s’ouvrir lentement sur le ciel étoilé. Aaron aux commandes du Starlander, Ceirdwyn et Grégoire en co-pilotes, leur font des signes de la main. Puis le vaisseau s’élève, tout en douceur, n’ayant à lutter que contre la faible gravité lunaire plutôt que contre celle, autrement plus écrasante, de la mère-planète. Ses réacteurs s’allument et il n’est rapidement plus qu’un point parmi les autres dans le ciel piqueté d’étoiles.

         Une fois le vaisseau explorateur bien lancé sur sa trajectoire, l’équipage Immortel s’allonge dans des capsules individuelles qui n’ont jamais tant ressemblé à des cercueils et reçoit l’injection létale qui le fait doucement plonger vers la mort, alors que le vide se fait dans l’habitacle. Les conditions ne redeviendront viables que dans quatorze ans. Ils s’éveilleront alors, prêts à poser le pied sur une planète nouvelle. Ce sera un petit pas pour l’Immortel, mais un nouveau bond pour l’humanité qu’ils revendiquent avant tout.



         Leur arrivée sur la lune forestière de HD209548, qu’ils nommeront Eternia, ce qu’ils y découvrirent, ce qu’ils explorèrent ensuite est une autre histoire. Certains revinrent sur terre bien plus tard, d’autres jamais. Plusieurs d’entre eux connurent des carrières brillantes par la suite, comme Katherine qui devint en 2258 commander d’une célèbre station spatiale, sous le pseudonyme de Susan Ivanova. Richie fut nommé numéro deux sur l’Enterprise. Quand à Aaron et ses amis... vous verrez bien ! Rendez-vous en 2080...




- FIN -


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